Manifestation, sédition et jeu des partis

 Manifestation, sédition et jeu des partis

Tunisie. Des manifestants en confrontation avec les militaires


Où finit la manifestation, où commence la sédition ? Où finit la politique, où commence la non- politique, c’est-à-dire le conflit ? Où finit le jeu des partis et des institutions, où commence celui des émeutiers anarchiques ? Trois questions sérieuses qui nous interpellent vivement, si l’on veut tenter de comprendre la portée de ces évènements graves qui se déroulent dans le sud tunisien, à Tataouine et à Kamour, autour des gisements de pétrole, de l’emploi et du développement des régions marginalisées. Examinons les une par une.


1) Une manifestation est, d’après le Dictionnaire, « un rassemblement, défilé de personnes, organisé en un lieu donné, sur la voie publique, ayant un caractère revendicatif ou symbolique ». Ce rassemblement peut à l’évidence être d’ordre politique, social, culturel, éducatif, religieux ou autre. Manifester sur la voie publique, dans la rue, est une liberté publique en démocratie. Autrefois, manifester était un crime, aujourd’hui, on ne peut plus se permettre de le considérer ainsi. La manifestation a acquis droit de cité depuis que le processus démocratique, même transitoire et chancelant, a été engagé. Il faut reconnaitre que la transition tunisienne s’est aussi en partie déroulée dans la rue ou sur la voie publique, à travers des manifestations, sous la troïka comme sous les gouvernements de coalition postérieurs. La manifestation de rue, nombreuse ou réduite, exprime une des voix de l’opinion et de la société civile. Elle est elle-même une des dimensions de la démocratie.


Un des risques que connaissent les démocraties, c’est de gérer délicatement ces manifestations. L’abus des manifestations guette toujours à l’horizon. Les mouvements contestataires sont réfractaires à l’ordre. Outre que les mouvements de foule sont incontrôlables, notamment quand ils sont manipulés par des groupuscules, partis, contrebandiers ou des réseaux divers, ou quand ils font l’objet de l’insertion de quelques intrus, étrangers à la cause, comme c’est le cas à Tataouine. Tous ceux qui ont été privés par l’autorité d’un intérêt, facilité ou privilège illégitime ou illégal quelconque dans cette phase où l’autorité de l’Etat brillait par son absence, se rabattent inévitablement sur la voie publique, surtout s’ils ont les moyens d’acheter en nature ou en espèce la fidélité factice et circonstancielle de manifestants locaux concernés ou des infiltrés extra-locaux. A tout moment, pour n’importe quel évènement, et on l’a vu dans les événements du sud, la manifestation peut se transformer en sédition. Ce qui devient plus grave. Car, la sédition, d’après le même dictionnaire,  est, elle « un soulèvement concerté et préparé contre l’autorité établie. Elle est un crime contre la sureté de l’Etat ». On attaque désormais l’Etat lui-même, et non pas la politique de l’Etat, une politique avec laquelle on peut toujours négocier sur le plan institutionnel, même si on s’y oppose.


Les évènements de Tataouine sont-ils de l’ordre des manifestations ou des séditions ? Comment pourrait-on appeler l’incendie des postes de police et de treize véhicules de police, de deux véhicules de la protection civile, de neuf voitures de la garde nationale et de deux grosses motos de la police de circulation? Comment pourrait-on appeler le saccage et pillage des dépôts de la municipalité de Tataouine ? Comment pourrait-on appeler en général la dégradation des symboles de la souveraineté de l’Etat ? Comment pourrait-on appeler ce type de manifestants et toutes ces dérives autrement que par le terme de« sédition » ? La sédition ne concerne pas seulement dans ce cas les exécutants de tels actes, elle s’étend aussi aux commanditaires de la sédition, qu’ils soient des personnes privés, des contrebandiers ou des partis politiques.


2) Que les évènements de Tataouine soient de l’ordre de la manifestation ou de la sédition n’est pas indifférent. S’il s’agit d’une manifestation, on est encore dans la sphère politique ; si elle est une sédition, on sort du politique pour entrer dans la sphère obscure du conflit ou de « l’état de nature », que la politique cherche justement à « civiliser » pacifiquement. Il est vrai qu’on s’interroge encore en science politique sur le fait de savoir si le recours à la violence et à des actes de type occupation des lieux, séquestration d’une autorité publique, incendie, violence de tous genres, et même le recours aux attentats aux biens – des actes qui sont illégaux, mais qui peuvent être parfois légitimes, – relèvent ou pas de l’ordre de la participation politique, ou s’il faut réserver cette même participation aux actes pacifiques et légaux. Il arrive que les démocraties les plus consolidées connaissent ce genre de dérives, émeutes et séditions (banlieues en France, Etats-Unis), mais elles restent marginales et rares. Toutefois, si ces actes violents se prolongent et deviennent durables, comme dans la transition tunisienne actuelle, alors que le processus politique et institutionnel a été en principe éclairci, on n’est plus dans la manifestation, on est dans la sédition. On est face à une rébellion qui cherche à remettre en cause le principe même de l’Etat. Un état confus apparaît dans lequel les revendications légitimes se mélangent à des revendications politiques, dissimulées ou voyantes. Du coup, la légitimité des buts de la  revendication est absorbée par l’illégitimité des moyens utilisés pour y parvenir.


3) Ce qui est encore étonnant dans cette histoire, c’est que les partis, au pouvoir ou à l’opposition, jouent dans ce cas de figure un jeu curieux, anormalement passif pour les partis au pouvoir, anormalement déstabilisant, en ce qu’il se situe en dehors du parlement, pour les partis d’opposition. Sans parler du jeu sinueux des partis ayant un pied dans l’accord de Carthage, un autre dans la Rue, soutenant la cause des séditieux contre l’Etat, le gouvernement et les membres de l’accord de Carthage. Auquel cas, il faudrait savoir si cet accord est devenu caduc ou pas, ou, mieux encore, si la démocratie a encore un sens. En démocratie, l’injustice se traite par le droit, par la justice et par les institutions.


Marginalisé au parlement, Al-Harak de Moncef Marzouki a voulu exploiter la faiblesse de l’Etat dans le traitement de la question du sud et de Tataouine en appelant à une manifestation dans la capitale, qui a eu lieu hier (lundi), dans la foulée de sa contestation de la loi sur la réconciliation économique et la manifestation qu’il a organisée contre elle. Deux contestations et manifestations successives dont le timing coïncide curieusement avec la dernière audience de Imed Trabeslsi, neveu de l’épouse de Ben Ali, à l’IVD, où il était question de corruption de l’ancien régime.


Ce qui est curieux, c’est que le parti Al- Joumhouri lui-même, membre de l’accord de Carthage, et censé, qu’il le veuille ou pas, être solidaire politiquement et moralement avec le gouvernement d’union nationale, raison d’être de ce même accord, se solidarise avec les séditieux contre l’Etat. En somme, un parti républicain (Joumhouri) contre la République. Quand on veut être partout, associé simultanément au pouvoir et à l’opposition, on n’est nulle part.


Ce qui est encore plus curieux, c’est que le parti au pouvoir Nida Tounès est frappé de mutisme et d’inertie. Le pays est en ébullition, le parti majoritaire est désactivé, préférant, ou faire confiance à la nouvelle stratégie du président Essebsi, qui a fait intervenir l’armée pour protéger les grands sites de production économique, ou laisser le gouvernement Chahed, qui n’a pas tout à fait la bénédiction du directeur du parti Hafedh Caïd Essebsi, affronter seul l’adversité des séditieux, dans l’espoir de l’affaiblir davantage. Youssef Chahed est en effet considéré par le fils du président, comme un rival futur potentiel au sein du parti de par sa stature de chef de gouvernement.


Ennahdha et l’UGTT semblent pour une fois désireux de calmer le jeu, comme le prouvent à la fois la propulsion du ministre islamiste de la formation professionnelle, Imed Hammami, que le gouvernement met au premier plan pour négocier avec les contestataires et leur faire des propositions, et les déclarations officielles de l’UGTT. Mais, ce n’est qu’une apparence. Les voix discordantes apparaissent toujours à Ennahdha dont le jeu est fondé sur un double jeu. L’UGTT se veut prudente, préférant réserver sa position pour l’instant.


Hatem M'rad