Tunisie – Majorité fragile du gouvernement Fakhfakh

 Tunisie – Majorité fragile du gouvernement Fakhfakh

Yassine Gaidi / ANADOLU AGENCY


Le gouvernement Fakhfakh est politiquement le gouvernement le plus fragile de la transition en termes de soutien parlementaire. Choisi par le président et non par la majorité parlementaire, il succède à une crise politique rendue possible par le vote de défiance au gouvernement précédent. 


Les élites politiques et les partis ont su préserver une voie consensuelle depuis le dialogue national de 2013 jusqu’au gouvernement Fakhfakh, en passant par les accords de Carthage sous la présidence Essebsi. La troïka de 2011 entre les islamistes et des partis de centre gauche a pu aussi, à sa manière, baliser la route des regroupements politiques, même si cette coalition a été la moins tolérante de la transition en raison de l’hégémonie islamiste en son sein. Les partis sont souvent parvenus, il est vrai, à surmonter leurs oppositions, même fondamentales, lors des grands enjeux ou blocages politiques. On peut certainement mettre cela sur le crédit de la transition politique tunisienne.


Toutefois, et on l’a remarqué en Tunisie, notamment depuis 2014, si les gouvernements de coalition se sont avérés objectivement nécessaires et incontournables, leurs contradictions se révèlent souvent à l’épreuve. Une des premières épreuves du nouveau gouvernement sera sans doute le choix du reste des membres de la cour constitutionnelle par le parlement, déjà programmé pour ce mois-ci et début avril. Peu importe dans ce cas que la coalition gouvernementale s’appuie sur 167 voix au Parlement, comme c’était le cas avec le gouvernement Chahed, ou sur 129 voix, comme c’est le cas aujourd’hui pour le gouvernement Fakhfakh. Il faudrait dans ce cas parvenir à une majorité plus qualifiée et plus difficile à atteindre. Une majorité vicieuse propre à ce régime parlementaire hybride. Le nouveau gouvernement se rendra vite compte que la structure du système politique est fondamentalement la même, inchangée, même si la configuration politique et parlementaire a sensiblement évolué de 2014 à 2019.


En tout cas, la majorité de base (129 députés) obtenue par le gouvernement Fakhfakh à l’ARP ne préjuge dans le prochain mandat parlementaire et présidentiel, en dépit du document commun signé par les partis, ni d’une sérénité parlementaire (notamment au moment du vote des grands projets), ni d’une cohérence gouvernementale interne (tiraillement probable des partis au sein du gouvernement sur la priorisation des projets), ni d’une entente politique cordiale entre le Parlement, le chef de gouvernement, le gouvernement et le président de la République, tous d’obédiences politiques différentes .A la lutte de pouvoir entre Ennahdha et le président Kaïs Saïed, peut toujours se surajouter au gré des circonstances et des menaces d’Ennahdha au sein du gouvernement, des mésententes entre le gouvernement Fakhfakh (pouvoir réel) et le président Saïed (légitimité électorale).Dans un gouvernement d’alliances composites, les risques de contradiction sont nombreux. Même la diplomatie, qui n’est pas de son ressort, peut s’immiscer dans les rapports peu fluides entre le gouvernement et le parlement, notamment quant aux choix stratégiques de la Tunisie (entre la diplomatie des nationalistes, des islamistes et des libéraux) et des accords internationaux.


Cela dit, il n’est pas exclu qu’une coalition frêle puisse, à l’inverse, être un atout pour le gouvernement. Les partis feront preuve de plus de circonspection avant toute défection ou volte-face, comme lors du vote de confiance du gouvernement Fakhfakh, où l’épée de Damoclès de la dissolution agitée par Kaïs Saïed a pesé immanquablement sur tous les partis concernés par l’alliance, et surtout sur Ennahdha, tenté un moment d’abuser de ses revendications gouvernementales (nombre de ministères, entrée de Qalb Tounès), disproportionnées à son statut politique actuel .Ennahdha opte pour la stabilité pour ce qui concerne sa participation gouvernementale, comme elle l’a montré depuis 2011. Elle sait qu’elle est indispensable à la coalition, mais pas plus que les autres partis dont la défection risque, de la même manière, de faire tomber le gouvernement entier.


Le Bloc démocratique, deuxième bloc parlementaire, représente 41 députés, le Bloc de la Réforme nationale est soutenu par 15 députés, Tahya Tounès par 14 députés et Al Mostaqbel par 9 députés, sans compter le vote d’appoint, quoique hétéroclite, de quelques indépendants qui ont voté pour le gouvernement (4 députés). Quatre autres indépendants ont voté  en effet contre. Tayar Dimokrati et Echaâb semblent disposés à gouverner cette fois-ci, aidés notamment par un allié de taille à la présidence, favorable comme eux à la conduite d’une véritable lutte contre la corruption, cheval de bataille de ces deux partis, désormais importants dans l’équation gouvernementale. Ces deux partis feront beaucoup d’efforts pour ne pas voir au gouvernement ce qu’ils ne voudraient pas voir : les islamistes. Mais ils ont obtenu, à l’aide du président, l’exclusion de Qalb Tounès et peut-être d’Al Karama (à l’aide de Tahya Tounès). Ils regretteront peut-être l’exclusion de Qalb Tounès au moment du vote des membres de la cour constitutionnelle. En fait, et sur ce plan, l’alliance conjoncturelle de fait, toujours hasardeuse, entre Ennahdha et Qalb ounès peut jouer. Ce dernier a d’ailleurs déclaré qu’il ne manifestera pas d’hostilité au moment du vote des membres de la Cour. Cela n’engage bien sûr que lui. Tahya Tounès, lui, a fait la même stratégie qu’Ennahdha en 2014. Défait aux élections législatives, il tente de s’incruster dans l’alliance gouvernementale. Il aurait été intéressant, pour la clarté politique, de le voir occuper dans le cadre de l’opposition le terrain perdu, déjà déblayé au moment de la campagne présidentielle de Youssef Chahed. Il devrait réfléchir aussi sur le déclin électoral d’Ennahdha qui a tenu à participer au gouvernement après sa défaite en 2014, lorsqu’elle a été sollicitée par Béji Caïd Essebsi. L’ancien chef du gouvernement devrait s’interroger encore sur les raisons du déclin de sa popularité de 2016 à 2019 pour tenter de se redresser en conséquence. Se croire la cible de tous ne tient plus. Passer du pouvoir au pouvoir, abstraction de la nature de son poids et de sa légitimité, sans interrogation profonde sur sa stratégie, est une gageure politique. L’histoire électorale de la transition démocratique montre que les électeurs apprécient et soutiennent souvent les candidats et les partis qui ont des convictions politiques, qui ne suivent pas toujours les voies serpentées, qui savent exprimer des constantes dans leur action et le démontrer dans les faits, au-delà des aléas politiques. Comme l’ont montré les élections présidentielles et législatives de 2019. Les coalitions gouvernementales n’excluent pas la clarté. Le Bloc de la réforme nationale dirigé par Hsouna Nasfi semble être la grande inconnue du gouvernement actuel. Son dirigeant est un ancien député qui a fait scission de son parti Machrou Tounès juste à la suite de sa propre élection. Ce qui n’est pas un bon présage pour la solidarité gouvernementale future.


Pour l’instant, même à l’intérieur d’un gouvernement d’allure présidentielle, dirigé par un homme non désigné par Ennahdha, celle-ci garde une certaine légitimité parlementaire en raison de sa majorité électorale, et une certaine influence sur le sort du gouvernement. Elle peut jouer encore contre les résistances de ses « alliés » au gouvernement la carte de ses alliés du dehors : Qalb Tounès et Al-Karama. Mais ce sera à ses risques et périls. Elle défendra en tout cas ses positions politiques et théologiques de pied ferme, comme toujours. L’influence d’Ennahdha à l’intérieur de ce gouvernement, choisi hors de sa volonté, sera probablement moins conséquente que son influence réelle sur la politique générale et son pouvoir de nuisance sur la société. Le parti majoritaire est paradoxalement minoritaire au sein du gouvernement, si l’on pense que la majorité des partis coalisés dans le gouvernement sont rattachables, à des degrés divers, au président de la République.


Il reste à savoir comment pourra agir à l’avenir le chef du gouvernement Fakhfakh, alors qu’il n’a pas de parti politique le soutenant au gouvernement. Serait-il tenté par le rassemblement de famille ? L’ambition, on le sait, on y prend goût, le pouvoir aussi, même quand on ne l’a pas planifié (Chahed et Fakhfak). Le parapluie du président serait-il suffisant, si l’on considère que le président lui-même n’a pas jusque-là de soutien partisan ? Fakhfakh serait-il tenté par la rébellion à la manière de Chahed, puisqu’il n’est ni tout à fait du même bord politique que le président et Ennahdha ? Chahed a su constituer une force dissidente à Nida Tounès, Fakhfakh pourra-t-il, en cas de changement de circonstances, reproduire le même scénario en faisant du rabattage parlementaire ?


Que nous réserve le gouvernement Fakhfakh ? Peut-il faire ce que des gouvernements précédents, beaucoup mieux lotis que lui en termes de soutien politique, n’ont pu faire ? Tout est possible. Rien n’est prévisible, ni linéaire dans cette transition complexe, chaotique et indisciplinée.


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