Point de vue – Tunisie. L’imprévisible en dictature

 Point de vue – Tunisie. L’imprévisible en dictature

(AFP)

Les dictateurs tunisiens ont été, dans le passé comme aujourd’hui, hantés par leur avenir. Ils croient toujours maîtriser leur destin politique, mais l’imprévu déjoue souvent leurs plans et les rappelle à l’ordre.

L’imprévisibilité n’est pas l’apanage des démocraties, comme on le croit à tort. Instables d’après les dictateurs, les démocraties sont plutôt un mode pacifique et régulier d’alternance au pouvoir. Elles conflictualisent certes les valeurs, mais elles s’accordent sur les valeurs de base réunissant la communauté.

C’est parce qu’on se trompe sur le fonctionnement normalement et pacifiquement « instable » des démocraties qu’on croit encore à tort que les dictatures sont plus stables et donc plus prévisibles que les démocraties. Voyons en pratique si, dans l’expérience des dictatures tunisiennes, elles sont réellement si prévisibles.

 

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Bourguiba ne voulait pas désigner de Premier ministre militaire pour préserver le caractère civil de l’Etat. Vieillissant, il n’avait déjà plus sa lucidité. Bâtissant un Etat d’une main de fer, il a cru que le monde ne s’écroulerait plus contre lui, contre son Etat, contre « sa » Tunisie. Il était d’ailleurs président à vie.

Il vivait sur une glorification révolue, qui n’avait plus de prise sur les nouvelles générations et sur les démocrates aspirants. Il était convaincu que l’armée ne sortira pas des casernes, comme il l’a toujours voulu et imposé dans les faits, en la mettant à l’écart des poisons et délices du jeu politique. Crime de lèse-majesté civile, il sera déposé par un Général de souche.

Il dira par la suite dans sa retraite que « la seule fois où j’ai nommé un Premier ministre militaire, il a monté un coup d’Etat contre moi ». L’imprévisible en politique, comme en science de la gestion, doit certes, et dans la mesure du possible, être regardé comme rentrant dans le champ du prévisible. Mais est-ce toujours possible ?

 

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Ben Ali se voulait encore plus prudent que Bourguiba, le bâtisseur, le civil, le lucide, le vieillissant. Il a appris la leçon. Il a déposé Bourguiba à cause des islamistes. L’islamisme est alors une menace incontournable, les Tunisiens ont besoin d’ordre et de sécurité. Les Tunisiens croyaient pourtant que le 7 novembre était un acte de libération, il s’est avéré un acte de guerre contre la citoyenneté.

En déficit de légitimité vis-à-vis de Bourguiba, le Général Ben Ali a promis dans une première étape monts et merveilles en politique, et même un passage démocratique. Il se ravise aussitôt après la première élection législative de son règne de 1989 et remet l’hégémonie partisane à la place initiale de laquelle elle n’aurait jamais dû sortir.

Il décide alors d’espionner les Tunisiens, en gouvernant par la répression sécuritaire et en installant un État policier parallèle. Il était hanté par la menace islamiste et par les complots (lui aussi). Il croyait que le peuple s’accommoderait de l’emprisonnement massif des islamistes, et préférerait malgré tout l’ordre public, fut-il de type sécuritaire, au désordre démocratique et libéral. Il a juste laissé son épouse, sa famille et proches régner en maître sur le destin économique du pays.

Entre la corruption pacifique et le terrorisme criminel, les Tunisiens, croyait-il, avaient choisi leur camp. Les micro-crédits et les interventions économiques et sociales chirurgicales sauront rassasier le petit peuple en détresse et subvenir aux zones marginales, s’ils sont judicieusement associés au clientélisme associatif, organique, et même partisan.

Mais il est tombé à la faveur d’une révolution populaire, aussi inattendue que soudaine, œuvre des marginaux, des chômeurs et des désespérés qui se sont alliés par la suite au reste de la population et aux organisations nationales, lassés tous par l’injustice, la corruption, et surtout par l’interminable dictature.

Les dictateurs savent prévoir beaucoup de choses, comme l’ordre esthétique policier, les issues de secours ou les plans de fuite, sauf peut-être leur propre déchéance.

 

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Saied se croit encore plus intelligent que les deux dictateurs précédents. Dans la foulée de son coup d’Etat de 2021 contre les errements de la transition démocratique et le parlementarisme islamiste, il s’empare de toutes les institutions de l’Etat.

Dans la logique des choses, il décide de changer à la veille d’une élection submergée par l’illégalisme, les ministres, les gouverneurs, de muter les juges, notamment pour se prémunir contre d’éventuels complots d’anciens responsables déçus, préserver l’ordre public, tout en éliminant à l’avance les candidats concurrents, voire en les enfermant en prison, en remettant tout le processus électoral – principes, interprétation et application – entre les mains d’une Instance électorale relevant directement de lui.

Le constitutionnaliste, dévoré par le pouvoir, a même l’outrecuidance de remettre en cause les décisions du tribunal administratif en assemblée plénière et l’autorité de la chose jugée, qui interdit de juger deux fois la même cause. Autorité de la chose jugée dont Bourguiba lui-même ne voulait pas en tenir compte lors du procès des islamistes quelques jours avant le 7 novembre, et qui lui a valu un coup d’Etat en bonne et due forme.

Saied, comme d’ailleurs tous les dictateurs précédents, se croit immunisé de manière absolue contre les convulsions de l’histoire, la volonté du peuple et la résistance populaire qui, d’ailleurs, gagne progressivement du terrain. Jusqu’où irait-il pour se maintenir coûte que coûte au pouvoir ?

Amateur en politique, il croit pouvoir aller jusqu’au bout, en violant non seulement la Constitution, les lois, l’autorité des tribunaux, mais aussi les « bons usages » des dictateurs eux-mêmes, en décidant de se maintenir au pouvoir à la fois par la force de l’Etat et le déni de l’Etat.

S’il est réélu, il envisagera sans doute de modifier la constitution pour se faire réélire indéfiniment comme tous les autres dictateurs, puis se verrait bien indéboulonnable ou à vie sur le mode des sultans du moyen âge.

La morale de l’histoire est toute simple : l’injustice criante et spectaculaire et le gouvernement sécuritaire ont toujours montré leurs limites, du moins dans l’histoire des dictatures tunisiennes. Et la seule chose prévisible en politique est l’imprévisible.

 

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Hatem M'rad