Point de vue – Tunisie. L’idolâtrie des dictateurs arabes
Une frange de l’opinion tunisienne n’a jamais exprimé autant de ferveur pour les dictateurs arabes que depuis la transition démocratique, qui a mis à nu l’inconscient collectif. Un sentiment nourri par l’anti-islamisme.
La transition démocratique tunisienne a ceci de remarquable, c’est qu’elle extériorise tous les instincts politiques primaires, toute l’irrationalité, enfouis longtemps dans la conscience collective. La sacralisation des califes, puis des monarques providentiels, y est bien entendu pour quelque chose. La soumission rabaisse tous au même niveau, la liberté discrimine les gens. Paradoxalement, c’est comme si on attendait enfin la démocratie pour exprimer l’adulation des dictateurs, l’amour de l’ordre uniforme, aussi limpide qu’esthétique, hostile à la variété et aux dissemblances protéiformes de la nature.
Il est tout de même étonnant, voire choquant, que dix ans après une révolution contre la dictature, beaucoup de Tunisiens demeurent attachés à la dictature, à ces zaïms militaires ou militarisés, anachroniques et sanguinaires, dont beaucoup de peuples arabes, peu aidés par des puissances interventionnistes, ne parviennent pas à s’en débarrasser. Pire, les adorateurs tunisiens s’en proclament et s’en délectent à cœur joie. Le Général Saddam Hussein, le Général Al-Sissi, Bachar Al-Assad, le médecin militarisé malgré lui, le Général Ben Ali, pour ne prendre que ceux-là, sont les nouveaux héros d’une certaine opinion tunisienne et même d’une certaine élite désorientée par le chaos de la transition démocratique, tributaire de l’influence parasitaire des islamistes.
Les dictateurs contre les islamistes
Cette opinion met au premier plan de cette adulation, le combat (et les résultats obtenus) de ces zaïms contre l’islamisme, fut-ce au prix du rabaissement des droits et libertés de tout un peuple. Même des intellectuels tunisiens, pourtant longtemps privés de parole et de liberté, ne craignant pas les paradoxes sinueux de la pensée, appellent à l’ordre radical des dictateurs. Au lieu de rejeter simultanément toutes les barbaries possibles, religieuses ou séculières ou militaires, on adhère au culte du chef impitoyable pour chasser les intrus religieux. Il faut croire aussi que des années de colonialisme et un demi-siècle de dictature ont laissé des traces quasi indélébiles sur une frange de Tunisiens et ont eu raison des interrogations de la conscience. Si la démocratie est faiblesse de l’Etat et règne islamiste, combattons-les par la force de l’épée, par l’incantation dictatoriale s’il le faut, pour éviter les mésaventures d’une conscience errante.
Au moment où les Palestiniens se battent courageusement pour leur terre, leurs droits et liberté ; au moment où le peuple algérien lutte depuis deux ou trois ans contre la dictature des militaires (il en sait quelque chose) ; au moment où les Syriens réfugiés en Occident relatent les atrocités de Bachar Al-Assad depuis les révoltes de 2011 ; au moment où les Irakiens tentent en vain de tourner la page de la dictature saddamienne avant de tomber dans les disgrâces de l’influence d’une autre dictature théocratico-iranienne ; au moment où la jeunesse égyptienne, celle du Maydan Ettahrir, déjà anti-islamiste, subit encore les affres d’un régime militaire qui vit du prestige de la terreur sur tous, islamistes comme non islamistes, une frange de l’opinion des Tunisiens, vivant pourtant dans une sorte de « luxe démocratique » historique, tente de faire pencher la balance vers l’ordre dictatorial, dans les faits ou par la symbolique représentative de l’ancien régime.
Ordre et ordre
L’ordre est nécessaire pour la sécurité des hommes et des biens, pour construire la démocratie, pour inspirer confiance à la population. L’ordre est aussi nécessaire à l’évidence pour garantir la décision politique et écarter la permanence de l’indécision, trancher les conflits, ramener la paix, ou, plus profondément, pour donner une chance au politique lui-même de s’exercer. Mais l’ordre politique, comme finalité ou pris en lui-même, est simpliste, sans nuance, ne s’encombre pas de difficultés. Malheureusement, face aux menaces, à l’inimitié, à la crainte toujours pendante en démocratie, de la trahison de l’entourage, des groupes politiques, du désordre révolutionnaire, on s’y abrite souvent. La dictature est simpliste parce qu’elle n’aime pas les nuances, les complexités, les doutes et l’hétérogénéité inhérentes aux démocraties. « Les idées simples ont plus de force que les idées complexes », disait justement Jacques Necker (De la Révolution française, t.1, p.196). Le simplisme de l’ordre héroïque substitue une dictature réelle à une autre dictature supposée.
La démocratie peut ruiner les islamistes
Voudrait-on par cet attachement aux dictateurs arabes, dont les effigies et les proclamations de foi en leur faveur inondent les réseaux sociaux, suggérer l’éradication totale ou physique des islamistes du pays ? Peine perdue. Les islamistes ont déjà perdu beaucoup de poids électoral. La démocratie est en train de les ruiner et de ressortir de jour en jour leurs contradictions, leur double langage, leurs errements entre la religion et la politique et leurs méfaits. Avouons que cette ruine-là, un demi-siècle de dictature n’est pas parvenu à la réaliser. Leur influence sociale réelle est actuellement disproportionnée par rapport à leur influence politique déclinante. Leur force est en fait à la mesure de la désagrégation et des courtes vues des forces laïques. A la limite, ils n’y sont pour rien. Voudrait-on par la force de la dictature ou par le recours tapageur aux dictateurs « héroïques » arabes, adeptes des « solutions finales » pour les islamistes par leur incapacité politique, réduire en miettes la religiosité qui a gagné beaucoup de terrain avec les islamistes depuis une dizaine d’années ? Peine perdue. « L’homme est par nature un animal religieux », comme le disait Burke (Réflexions sur la Révolution française, p.115). Les gouvernements sont appelés à concevoir une forme intelligente de l’homogénéité sociale et politique de leurs peuples. Au lieu d’une guerre physique contre les islamistes, souhaitée par l’opinion arabe, même éclairée, à la manière des prêtres français jetés après 1789 dans les fleuves et la mer par des révolutionnaires enflammés, il vaudrait mieux consacrer son énergie à des stratégies de luttes politiques et électorales permettant de renforcer et d’unir les forces démocratiques, pour réduire encore l’influence des islamistes. Ces forces devraient essayer d’obtenir une majorité absolue nécessaire aux grandes réformes politiques, pouvant réduire la nocivité de l’intrusion du religieux dans le politique, au lieu de perdre du temps dans le papillonnage stérile. Pourquoi ne pas essayer de pousser les islamistes à la sortie démocratiquement, comme on a commencé à le faire, presque inconsciemment, par le jeu démocratique. Il y a ici une bataille politique importante à jouer, loin des palabres du quotidien. Avoir les islamistes à l’usure est une possibilité politique non fictive.
Quelle idolâtrie dictatoriale ?
Quant à l’idolâtrie d’une frange de l’opinion et d’une certaine élite pour les dictateurs arabes, elle est juste un refuge contre le laisser-aller de « l’ordre » transitionnel. « Sous Ben Ali, c’était mieux », dit-on. En quoi c’était mieux ? La misère politique n’avait d’égal que la misère sociale. Quant à la fortune des proches de Ben Ali, elle a été acquise sur le dos d’un peuple assujetti auquel on a dissimulé la misère réelle. Miracle économique ? Ben Ali a-t-il « nourri son peuple »? On en doute. On est encore fier de voir Saddam Hussein tenir tête aux puissances impérialistes, à l’occupant israélien, annexer fièrement un autre pays arabe « frère » (Koweït) sur la base de quelques suppositions, soutenir la cause nationaliste arabe. Comment ? En creusant des cimetières pour son peuple, ainsi que pour les minorités chiites et druzes, voire en les gazéifiant, tout comme le néophyte politique Bachar Al-Assad. Ce dernier, l’autre « héros » alaouite n’a pas voulu abdiquer (Napoléon l’a au moins fait sous pression, tout comme le général Jaruzelski en Pologne) après la révolution de tout un peuple réclamant la fin d’une dictature, liberté et dignité. Il a provoqué une guerre internationale dans son propre pays, en appelant des puissances étrangères pour chasser de son pays d’autres forces étrangères. La Syrie du dictateur est aujourd’hui prête pour les recherches archéologiques, tout est tombé en ruines. Héroïsme, dit-on. Quel héroïsme ? Est héros celui qui libère son peuple, qui le nourrit, qui le rend fier, digne et prospère. Pas celui qui s’accroche au pouvoir alors qu’il est devenu l’homme le plus indésirable, le plus détestable de son pays, pire, une marionnette des puissances étrangères. Le Général Al-Sissi, dit-on, a éradiqué l’islamisme de Morsi qui a gangréné la Révolution au moyen d’un traitement sécuritaire miraculeux, dont, au passage, le Général Ben Ali en a fait bon usage. Il rentrera certainement dans la sphère de la civilisation politique. La solution militaro-dictatoriale reste provisoire, dangereuse et ne fait que retarder la solution politique. Une révolution en appelle une autre si le mal persiste. Les Egyptiens ne perçoivent pas leur Général de manière idyllique de l’étranger, comme les Tunisiens, ils le perçoivent de l’intérieur. Ils voient toute sa férocité à l’œuvre, comme les dissidents de la Sibérie qui ont vu le communisme, non pas dans les livres, mais à l’œuvre. Les intellectuels, journalistes, opposants et humoristes égyptiens vantent à longueur des journées le modèle tunisien malgré les difficultés de la transition. Al-Sissi n’est pas immunisé contre la reproduction du sort de Moubarak.
L’amour des dictateurs arabes n’est pas une plaisanterie, c’est une grave pathologie qui nous fait aimer les uns (dictateurs) parce qu’on éprouve de l’animosité pour d’autres (islamistes). Cet « amour »-là n’est pas un choix politique raisonné, conscient, lucide et sincère. C’est un choix par dépit. Le vent l’emportera. Il ne va pas dans le sens du progrès.
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