Point de vue – Tunisie. L’idéologie dogmatique de la nation

 Point de vue – Tunisie. L’idéologie dogmatique de la nation

(Photo de FETHI BELAID / AFP)

Le nationalisme reste une perception dogmatique et dangereuse de l’idée de la nation. Une perception qui a très souvent conduit au durcissement des pouvoirs dans l’histoire contemporaine. Le président tunisien n’en est pas épargné.

 

L’idée de nation comme dogme idéologique conçoit la nation non seulement comme une entité politique ou culturelle, mais aussi comme une sorte de vérité incontestable et indépassable qui guide la pensée et les actions des individus au sein d’une société. La nation est vue comme une valeur suprême, à laquelle tous les autres aspects de la vie politique et sociale doivent être subordonnés. Le pouvoir s’autorise en vertu de cette idéologie fermée à réprimer judiciairement le non-respect de « son » idée de la nation pour une raison ou une autre. Comme l’incident du drapeau tunisien accroché au mur de la piscine olympique, où le drapeau a été couvert sur instruction de la CIO, sanctionnant la Tunisie pour dopage. La photo, circulant abondamment sur les réseaux sociaux, a hérissé le pouvoir, les mouvements nationalistes et leurs partisans, même si cette photo a aussi indisposé des âmes spontanées et non politiques.

 

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Une conformité idéologique autour du dogme nationaliste est alors exigée fermement  de tous. L’échec des politiques publiques et le déficit des résultats économiques, électoraux (consultations diverses), politiques, sociaux et institutionnels nourrissent visiblement ce phénomène. Le dogme national a du mal à tolérer tant la dissidence interne, que les interventions, mêmes ordinaires et banales de l’étranger : institutions internationales, Etats, ONG ou médias, qui sont condamnés émotivement et dogmatiquement pour avoir osé donner un avis légitime sur la situation tunisienne. Les opinions et les comportements, même des étrangers, doivent être alignés à l’idéologie nationale d’un homme, sous peine de marginalisation ou de répression. Des slogans creux d’un autre âge sont brandis, notamment dans les manifestations pro-Saied de dimanche dernier, comme « la lutte pour la libération nationale contre la corruption et le terrorisme », « la souveraineté nationale est une ligne rouge ». On se croirait encore sous la colonisation dans les années 1940-1950, alors que le pays fait face à des difficultés autrement plus complexes aujourd’hui. Celui qui se sent blessé facilement devant l’interventionnisme étranger, somme toute interminable en politique, devrait se dispenser d’exercer la politique. La poésie lyrique serait plus recommandée que l’action politique, éternellement soumise à des pressions multiples. La politique se construit dans l’adversité ou elle serait vide de sens.

 

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Sous Saied, la nation est exagérément glorifiée et mythifiée, au-delà du politiquement nécessaire et de l’intellectuellement raisonnable. Cette nation si sacralisée qu’on oublie au passage de lui rendre l’hommage qu’elle mérite lors des fêtes nationales, comme celle de l’indépendance ou celle de la République. Cette sacralisation se manifeste par des symboles, des drapeaux, des rituels et des narrations historiques, des discours pompeux exaltant les vertus nationales. Il faut dire hypocritement, sans vertu citoyenne, du bien du pays, ne pas oser le critiquer, même si la situation va mal. Nos ancêtres et nos formateurs lucides nous ont appris qu’aimer son pays, c’est désigner le mal qui le ronge, c’est nommer l’indicible qui le brûle, pour aspirer enfin à le réformer. D’ailleurs, les informations des institutions mêmes de l’Etat, de l’Institut national de statistiques ou de la Banque centrale, ou des rapports de la Banque mondiale et des institutions internationales ne font pas autre chose à titre officiel. Ces dernières instances internationales sont accusées puérilement d’ingérence au nom du nationalisme (en économie a-t-il encore un sens ?), alors que leur mission est d’aider le redressement des pays en difficulté qui s’adressent à eux, moyennant certaines conditions économiques rigoureuses posées par elles, et alors que les Etats ont toute la latitude pour discuter, négocier ou ne pas accepter les différentes options qui leur sont proposées.

 

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Cette sacralisation outrancière de la nation, en tant que dogme, qui finit par rendre absent, inavouable, le monde qui nous entoure, avec ses bienfaits comme ses méfaits, tend à créer une distinction claire entre ceux qui appartiennent à la nation et les autres, les exclus, souvent perçus comme des étrangers ou des ennemis, comme les migrants subsahariens ou les partis d’opposition à l’étranger ou les universalistes « à la solde de l’étranger ». Cet exclusivisme peut mener à des politiques de discrimination ou de xénophobie manifeste, et c’est déjà le cas. L’idéologie nationaliste est nocive. Outre la haine qu’elle propage par ses références excessives, elle conduit souvent au racisme proprement dit. Un sentiment bien incrusté dans cette Tunisie en mal d’instruction et où l’illettrisme et l’alphabétisme ne permettent déjà plus de distinguer le distinguable. Le dogme nationaliste est politiquement utile au gouvernement en mal de réussite. Il peut aisément mobiliser l’émotivité et l’irrationalité des masses versatiles autour d’une idée simple et exclusive (par des manifestations, campagnes politiques, discours, voire des mouvements militaires). Un homme instruit tend l’oreille au lointain, avide de comparaison, il est capable de penser ; un homme non instruit, démuni et sans ressources, est instinctivement tourné vers sa communauté, tribu ou nation. Mais il y a encore le citoyen mal à l’aise, déchiré ou « étranger » dans son propre pays, pour une raison économique ou professionnelle. Lui aussi n’a pas manqué de quitter son pays vidé de sa substance en émigrant dans des embarcations de fortune ou en mode avion pour les plus chanceux, comme le montrent les statistiques officielles.

 

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Le nationalisme, contrairement à ce que l’on croit, ne renforce pas l’unité nationale, parce qu’il invoque une fausse homogénéité. Bien au contraire, en son nom et sous prétexte d’« assainissement », c’est le spectre de la guerre civile ou d’un conflit identitaire, alimenté par le pouvoir qui pointe à l’horizon, notamment entre population rurale et population urbaine, entre partisans embrigadés et démocrates de tous bords, entre nationalistes et progressistes, entre pouvoir et société civile, entre pouvoir et membres des corps intermédiaires (avocats, journalistes). Ce qui renforce réellement cette unité nationale, c’est la fierté du citoyen de brandir tout haut, aux yeux du monde, les performances de son pays sur le plan économique, éducatif, civique, scientifique, démocratique, social ; c’est le fait pour le pouvoir d’assurer l’homogénéisation réelle de la société face aux divisions et inégalités malsaines, et de s’engager à réformer en profondeur le système politique, économique, fiscal, éducatif, de la santé, des transports publics, etc. En ce sens, et malgré ses dérives, Bourguiba a été un nationaliste raisonnable, en tout cas très éloigné des nationalistes enflammés du jour. C’est sur ce plan, à la racine, qu’il faudrait chercher à combattre la corruption, à favoriser la justice sociale et à élever les idéaux de la nation. Le nationalisme dissimule tout, c’est juste un slogan. En 2011, les Tunisiens étaient au moins fiers de leur pays, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En dépit des difficultés, ils avaient confiance dans leur liberté chèrement acquise. La révolution, en dépit de ses désordres, était liberté et dignité.

 

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Le nationalisme dans le passé a été l’outil de propagande des régimes fascistes et nazis, qui ont élevé la nation au rang de dogme suprême, juge des autres nations, justifiant des politiques agressives de purification ethnique et de conquête territoriale, puis il a été l’œuvre de l’autoritarisme des régimes arabes du Proche-Orient, de type nasseriste ou bâathiste. Jamais le nationalisme comme idéologie au pouvoir n’a signifié la moindre liberté du peuple et du citoyen, jamais il n’a réhabilité leurs droits. On devrait en effet se résoudre à substituer au nationalisme dogmatique des modèles de citoyenneté basés sur des valeurs universelles de droits humains et de démocratie, en mettant l’accent sur l’inclusion, la diversité et la coopération internationale, et non sur l’appartenance nationale ou identitaire, et non en cherchant, sans l’assentiment de sa population, à refaire la carte du monde, à rebâtir de nouveau le pays de manière unilatérale et autoritaire, comme si la Tunisie n’était rien auparavant, comme si elle n’a jamais existé avant l’actuel locataire du pouvoir, comme si elle attendait le Messie. Comme le disait Albert Camus dans son livre Discours de Suède (1958): « Chaque génération se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ». Oui un monde de liberté est sur le point d’être défait.

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