Tunisie : Libertarisme numérique et Directeurs d’inconscience

 Tunisie :  Libertarisme numérique et Directeurs d’inconscience


Une jeune blogueuse est interpellée par la justice en Tunisie pour avoir republié sur Facebook une reformulation à caractère humoristique d’un verset coranique, en rapport avec la crise du coronavirus.


Après la dictature Ben Ali, et depuis la Révolution, quels sont les manipulateurs les plus maléfiques des réseaux sociaux ? Les islamistes, de notoriété publique. Quelles sont les victimes les plus directes de leur sournoiserie policière ? Les artistes, blogueurs, humoristes, écrivains, poètes, intellectuels, journalistes, c’est-à-dire toutes les activités de l’esprit. La phase I de cette moralisation perfide de la Tunisie, société traditionnellement ouverte, se déroulait durant la troïka ; la phase II vient de commencer aujourd’hui sous nos yeux. Cela veut dire que, c’est lorsqu’elle est au pouvoir qu’Ennahdha prend conscience que les activités de l’esprit lui échappent vivement. Le Coran et la Tradition ne peuvent pourvoir à tout, malgré les apparences du discours contraire d’un Islam din wa dawla. Les artistes, blogueurs, écrivains dont la liberté est, en principe, la raison d’être de leur métier, sont les mieux placés et les mieux armés pour faire ressortir les contradictions ou les élucubrations d’un islam tenté par la politique, ou de la théocratie jouant en démocrate.


La convocation de Emna Chargui, une jeune blogueuse, par le ministère public, pour avoir partagé et reproduit une publication à caractère humoristique, dont elle n’en est pas l’auteure, sur Facebook, reformulant un verset coranique avec un jeu de mots adapté à la crise du coronavirus, nous fait maintenant entrer dans la phase II de la chasse aux esprits libres par les islamistes nouvellement majoritaires, plutôt faiblement majoritaires cette fois-ci. De l’avis de tous ceux qui ont bien lu cette publication humoristique, par la raison malicieuse et non par l’exégète paléontologique, elle ne contient aucune atteinte à la religion, aucune insulte à quelque texte sacré que ce soit. L’humour est encore et toujours toléré par toutes les religions, sauf en islam. Le journal satirique Charlie Hebdo en sait quelque chose.


Il ne s’agit même pas de liberté de conscience au sens fort de l’expression, ou d’un effort de création. Emna Chargui n’a pas émis une opinion quelconque, elle a republié un texte produit par d’autres, comprenant un jeu de mot humoristique circonstanciel sur le Coran. Il s’agit plutôt de libertarisme numérique, produit de cette libération technologique des réseaux sociaux, de cette ère qu’on appelle « l’ère du web 2.0 », celle des médias sociaux, qui permet le partage, l’échange, la production d’information, l’interactivité. Des usagers qui cherchent à poster une photo, un texte ou une vidéo sur un forum, une page Facebook, Instagram ou un compte Twitter depuis leurs téléphones portables ou leurs ordinateurs, en partageant cette publication avec un nombre restreint ou large de contacts, sans rencontrer la moindre censure. Des usagers qui n’ont pas la volonté de nuire, comme celle que peuvent avoir les responsables politiques ou les gouvernants en perte de pouvoir ou en déficit majoritaire. Ni religion, ni laïcs, ni capitalistes, ni progressistes, ils balancent tout. Les réseaux sociaux sont leur seule véritable religion, leur seul dogme. Ils redoutent une chose : les interférences, les immixtions et les contraintes sur leur terrain de jeu.


Ces usagers des réseaux sociaux ont créé un nouveau langage de communication du XXIe siècle, un nouveau cycle dialogique que les adeptes du VIIe siècle, prêtres, imams, gouvernants ou juges, ont visiblement du mal à appréhender. Les jeunes blogueurs d’aujourd’hui ne vivent pas dans le même rythme ou la même temporalité que les adultes, les hommes politiques et les administrateurs. Ils vivent, eux, dans l’instantané, dans le temps numérique. Leur présent même est un raccourci. Ils sont ici et ailleurs. Ils sont dans le dialogue ininterrompu, dans cette « démocratie continue », qui n’aime pas les barrières, chère à Dominique Rousseau, dans une transparence sans discontinuité. Normal que le monde des adultes ou des veilleurs traditionnels d’inconscience aient du mal à admettre cet état dans l’Etat. La cyberdémocratie de ces usagers est une forme d’hyperdémocratie, qui ne vise pas le pouvoir, mais la participation pour la participation. Etre là sans être là. Les réseaux sociaux ont une inspiration « libérale-libertaire ». L’individu est affranchi de tout, idéalisant les systèmes auto-organisés, rêvant, même à l’état inconscient et invisible, d’une démocratie directe imaginaire. Il est d’ailleurs remarquable que leur mode d’expression et leurs formes d’émotivité soient critiqués par la classe politique dominante. Le « libertarisme » numérique a beau ne pas être politique, n’en a pas moins un impact sur les systèmes, partis et gouvernements. On le voit fort bien.


Les « citoyens » usagers des réseaux sociaux sont à vrai dire une population hétéroclite de citoyens du monde, sans nationalité bien définie. Ils n’ont pas les mêmes soucis d’ordre collectif que le citoyen-électeur. Ils sont localement délocalisés. Ils ne s’expriment pas en vertu de l’idée du Bien public, d’une Constitution, au nom d’un peuple, d’un parti ou d’une quelconque majorité, mais au nom de leurs intérêts personnels. Le réseau a pour eux beaucoup plus un caractère ludique, virtuel, qu’un caractère politique. Ils ne sont pas tout à fait motivés par le vouloir vivre collectif, mais par l’ « amitié », l’amitié sans amitié. On n’est même pas dans la philia d’Aristote, qui désigne le sentiment ou l’émotion de l’amitié, de l’amitié vertueuse qui fait progresser dans un effort constant, mais dans l’amitié surfaite du nombre de « j’aime », plutôt frivole et a-citoyenne. Ce qu’il faut comprendre, c’est que dans leurs esprits, ils utilisent les réseaux sociaux, moins pour se servir du politique ou pour exercer un quelconque rôle politique, ou pour dénoncer un parti ou un gouvernement ou une idéologie, que pour satisfaire immédiatement leurs propres plaisirs, égos ou autopromotions. Ce sont des rebelles sociaux, non des désaffectés politiques.


On est aujourd’hui en démocratie, même amputée par la tradition, les préjugés et le fétichisme religieux. Le statut de l’opinion (expression, art, blog, écrit, humour, caricature) est sacré en démocratie. Chacun a le droit d’exprimer une pensée, une forme d’art ou d’expression, qu’elle soit juste ou fausse. L’opinion de l’individu n’a pas besoin d’être concordante avec celle de la collectivité, de l’idéologie dominante ou de la majorité, ni correspondre forcément à l’intérêt général. Les élus et les dirigeants du monde entier usent et abusent eux-mêmes des réseaux, à Facebook, Instagram, à Twitter ou ailleurs, servant leurs stratégies électorales, la mobilisation de leurs électeurs, l’entretien de leurs cotes de popularité ou le soutien de leurs candidatures. Cela va des tweets malsains de Trump au malheureux candidat macronien à la mairie de Paris, qui a versé dans la pornographie numérique. On n’en est pas là.


Certes, des législations de contrôle existent dans tous les pays, donnant lieu à des condamnations de justice, lorsque les blogueurs expriment des propos diffamatoires, haineux ou antiracistes, ou lorsqu’ils font du harcèlement sexuel ou lorsqu’ils portent atteinte à la vie privée d’autrui. Rien de tout cela n’existe en l’espèce pour Emna Chargui. L’humour n’est pas un crime, au même titre que le terrorisme islamiste, dans toutes ses formes, physiques ou morales. Les libertés d’expression, de conscience, et de croyance sont garanties par la Constitution. L’Etat est le garant de la liberté et de la neutralité du culte. Aucun culte n’est ici en péril pour que l’Etat puisse intervenir et lui porter secours pour cause de détresse. L’opinion libre n’est pas responsable de la conscience intranquille des islamistes et des juges zélés, qui frissonnent face aux désinvoltures religieuses, qui prennent le droit pour la sanction, la liberté pour la répression, la morale pour la persécution, et qui veulent gouverner par la peur. L’Etat doit libérer, disait Spinoza, pas faire peur. Sa finalité, c’est la liberté. L’Etat ne doit alors pas laisser faire cette justice insidieusement politique, qui voudrait non pas juger les coupables et les criminels, mais diriger les consciences, pour les remettre aussitôt dans l’inconscience, en ciblant une jeune innocente. L’Etat ne doit pas être le tuteur d’une justice qui ne pacifie pas les conflits sociaux, mais qui les crée de toutes pièces, notamment entre citoyens libres et innocents, et croyants fanatiques peu innocents.


Il faut le savoir. La religion se défend par elle-même, comme l’a dit un penseur libéral. Elle s’appuie sur sa force, pas sur la force.