Les paradoxes de la vie politique tunisienne
Hatem M’rad
Professeur de science politique
La vie politique tunisienne se caractérise durant la transition par un ensemble de paradoxes. Des aspects positifs côtoient durablement des aspects négatifs, tant sur le plan des principes, que sur celui des faits et des comportements politiques et sociaux. La Tunisie est bien un pays de paradoxes. La mère du printemps arabe, devenue une jeune démocratie, se débat encore contre ses propres démons, ses misères économiques, comme ses jihadistes terroristes, déniant toute légitimité à la démocratie. Une alliance entre laïcs et islamistes, un comportement politique et social mi-violent, mi-pacifique, une classe politique à la fois mûre et immature, une vie sociale à la fois libre et contraire à la liberté, une économie ravagée autour d’une nouvelle classe de milliardaires. Tel est le paysage de la nouvelle Tunisie.
Paradoxe de la coalition gouvernementale
D’abord une première élection démocratique en octobre 2011fait émerger une victoire islamiste pour un peuple privé de démocratie et de liberté durant un demi-siècle, et donne lieu à une coalition islamo-laïque : Ennahdha-CPR, Ettakatol (avec le centre gauche au surplus), où il est vrai les islamistes sont majoritaires. Une coalition servant de faire-valoir démocratique aux islamistes. Puis, une deuxième élection législative en 2014 conduisant le parti majoritaire laïc, Nida Tounès, à une coalition avec les islamistes, qui le talonnent de près en nombre de sièges, et avec deux autres partis libéraux (Afek et ULP). Les démocrates se sont toujours méfiés des islamistes sous Bourguiba et sous Ben Ali, les voilà condamnés à devenir leurs alliés de circonstance. En politique, on ne choisit pas ses alliés, ce sont les résultats électoraux, les négociations avec les uns et les autres, les refus et les acceptations des partis qui les constituent.
Paradoxe des comportements politiques
Règlements pacifiques et règlements violents se conjuguent souvent. La Révolution a été globalement pacifique en comparaison avec les autres expériences révolutionnaires historiques. Mais la transition a été, elle, dramatique. Ennahdha, les salafistes et les milices de la Ligue de protection de la révolution ont été à l’origine de plusieurs agressions, attaques de sièges de partis, syndicats et ambassades, d’actes violents, barbares, à l’intérieur même d’un climat de liberté. Le gouvernement de la troika a été passif, laxiste, voire complaisant au moment des assassinats politiques de Nagdh, Belaid et Brahmi. Mais les partis et les acteurs politiques ont été tout autant démocrates, acceptant la volonté des urnes. Ils débattaient librement et pacifiquement dans les médias et les espaces publics sans aucune contrainte, mais non sans acharnement. On ne reconnait pas l’islamiste par la pensée, mais on lui reconnait timidement le droit d’existence politique, sous réserve qu’il accepte la loi démocratique.
Paradoxe de la classe politique
La classe politique tunisienne est un mélange d’amateurisme (Gassas, Ben Toumiya et bien d’autres) et de maturité politique (Essebsi, Ghannouchi, Chebbi, Ben Jaâfar, Hammami, Dilou), comme l’ont attesté les débats au sein de l’ANC ou dans les médias. La classe politique était laminée sous Bourguiba et Ben Ali, qui ont fait le vide dans le camp adverse. Seuls quelques opposants rôdés au combat politique ont miraculeusement survécu. Après la révolution, les hommes politiques étaient partout et nulle part. Un infantilisme politique transparaissait sur la scène politique. L’urgence imposait de dénicher coûte que coûte les hommes à mettre au premier rang. La classe politique n’a pas eu le temps de se former dans la pratique. Les diplômes ne suffisaient pas. Il n’y a même pas, jusqu’à ce jour, d’Ecole supérieure de science politique en Tunisie. La politique était exercée par des non politiques : ingénieurs, journalistes, architectes, médecins, imams de mosquée, anciens prisonniers dépassés par les évènements et même par des taxistes.
Toutefois, la classe politique a aussi paradoxalement fait preuve d’une certaine maturité. Islamistes et laïcs ont réussi à négocier des compromis et une issue de crise lors du Dialogue national. Le pays frôlait la guerre civile après l’assassinat de Brahmi en juillet 2013. Les islamistes ont accepté sous la pression de la société civile de se retirer pacifiquement du gouvernement. Toute la classe politique a fait preuve de bon sens. Elle a réussi à faire des compromis difficiles pour adopter une Constitution transactionnelle, organiser des élections et désigner un gouvernement neutre, ou presque. Puis, après les élections de 2014, les dirigeants de Nida et d’Ennahdha ont su apprendre à coexister au sein d’un gouvernement de coalition pour sauver la stabilité du processus démocratique de la transition. « Un compromis historique » à la tunisienne en somme. S’allier avec l’ennemi d’hier, voire avec celui qui a motivé la naissance même de Nida, est une preuve de maturité politique et de réalisme froid. Quoique certaines franges de la société civile et certains partis de gauche, réfractaires à toute coalition avec les islamistes, ont du mal à accepter la nouvelle donne. En politique, on ne choisit pas entre nos idéaux et ceux des autres, comme le font d’habitude les intellectuels, on choisit la moins mauvaise solution pratique permettant de gouverner ou de sauver la situation du jour. « Et demain est un autre jour », comme on dit.
Paradoxe de l’attitude du Tunisien
Le Tunisien lui-même réputé être pacifique, doux et tolérant, est devenu d’un coup jihadiste notoire. Le Tunisien de la transition est psychologiquement tiraillé entre la tendance démocratique et le terrorisme jihadiste. La Tunisie est reconnue comme étant le pays du printemps arabe qui a réussi. Elle est aussi le plus grand fournisseur de jihadistes en Syrie : 6000 sur 8000 jihadistes du Maghreb, d’après une évaluation récente actualisée par un cabinet new yorkais d’intelligence stratégique et de sécurité, Soufan Group. Les jihadistes sont principalement originaires de toutes les zones du pays, des régions de Médenine (au sud), de Bizerte et du Grand Tunis (au nord). Le raffinement politique laisse place à un comportement brutal, catégorique, sans nuance, fanatique. Le démocrate tunisien lui-même a curieusement des comportements intolérants et agressifs. Il ne reconnait pas tout à fait le droit d’expression et d’existence d’autrui. Il rejette et nie tout ce qui ne lui ressemble pas, tout ce qu’il ne comprend pas, tout ce qui le gêne. Même si, en public il prétend être démocrate.
Paradoxe des libertés
La nouvelle Constitution démocratique et les nouveaux acquis et pratiques de liberté laissent place à une méconnaissance des libertés et droits individuels, malmenés par les censeurs de type traditionnel et par la morale islamique, encore vivace dans les tribunaux mêmes. On peut critiquer, avec virulence même, le président, le chef de gouvernement ou le cheikh islamiste, et faire grand étalage de la liberté d’opinion et d’expression. On peut encore insulter les autorités, les juges et différentes personnalités publiques ou les diffamer impunément. Mais, on continue à persécuter les comportements dits immoraux des jeunes et des marginaux : homosexualité, comportement amoureux de jeunes, zatla (drogue douce), chanteurs de rap, consommation d’alcool, tenues vestimentaires féminines. La morale de groupe veille sur toute sorte de dissidence ou de déviance. Une sorte de wahabisation déguisée. Comme si les libertés individuelles sont divisibles. La police a encore des comportements brutaux, comme l’attestent les cas de torture signalés ici et là, ou l’agression de jeunes filles. Elle confond encore l’amour et la prostitution, comme elle confond violence et sécurité.
Paradoxe économique
Un marché économique ordinaire, légal, contrôlé, fait face à un puissant marchéparallèle, qui importe et exporte ses produits sans contrôle, sans taxes, en toute impunité. Un marché entre les mains de bandits, d’escrocs de toutes sortes, ayant des complicités au sein de la classe politique et des administrations. Un marché qui exploite le chômage, la pauvreté des régions et les difficultés économiques du pays, et qui vaut à la Tunisie d’être classée, dans le Rapport 2015 de Transparency International sur les pays les plus corrompus, au 79e rang, derrière Botswana, Sénégal, Cuba, Namibie, Rwanda, Arabie Saoudite, Malaisie.
La Tunisie a encore 600 000 chômeurs d’un côté et de nouveaux milliardaires de l’autre. Des milliardaires apparus durant la révolution, tentant de se frayer un chemin sur le dos de la misère généralisée. Toutes les révolutions ont, il est vrai, leurs lots de nouveaux riches, à commencer par Danton en 1789. L’art de l’opportunisme économique est bien celui-là : thésauriser l’argent ou l’expatrier sous la dictature, puis le ressortir ou le rapatrier en temps de crise économique après une révolution, en vue de faire de grandes opérations financières à des prix symboliques.
Les paradoxes tunisiens sont ainsi comme les politiques du clair-obscur, une sorte de bilan mitigé. Les espoirs sont énormes, mais les risques sont encore réels. La Tunisie est condamnée à faire un double apprentissage : celui de la démocratie et celui de la transition. Le peuple vit simultanément de déceptions cumulées et d’espoirs légitimes, mais les loups, de l’intérieur comme de l’extérieur de la bergerie, attendent le pays au tournant pour sortir leurs crocs.
Hatem M’rad