Tunisie – Les Municipales, nouvelle étape de transition démocratique
Pour Ennahdha et Nida, les municipales constituent une opportunité d’implantation locale en vue de rebondir en 2019 aux législatives et présidentielles. Quant au Tunisien, ni les islamistes, ni les membres de l’ancien régime ne trouvent grâce à ses yeux. L’abstention ne sera sans doute pas une surprise le 6 mai prochain.
On s’est souvent posé la question de savoir si, dans la transition tunisienne, notamment après la chute du dictateur, il fallait donner la préséance à l’organisation des législatives ou à celle des municipales, sachant que toutes les deux étaient urgentes dans l’état des choses politique et social ? La réponse n’est pas a priori évidente. La rupture dictatoriale et le besoin démocratique se ressentaient tant sur le plan politique que sur le plan local.
Moncef Marzouki, l’ancien président de la République a toujours déclaré qu’il était plus urgent, après la chute du dictateur, d’organiser des élections municipales que des législatives ou présidentielles. C’est parce que la question idéologique, à ses dires, ne l’intéressait pas. Ce qui l’intéressait, c’est la question sociale et démocratique. C’est pourquoi d’ailleurs, il s’est coupé de la gauche, restée engluée dans l’idéologisme. Il préférait la gauche sociale à la gauche idéologique.
Mais, ce n’est pas l’avis des transitologues, qui considèrent que les premières élections libres après une révolution ou changement démocratique doivent être organisées à un niveau national et non local. Il est en effet impératif de donner le ton aux nouveaux thèmes politiques nationaux, de définir les nouveaux principes démocratiques collectifs, de marquer une rupture dans la philosophie de l’Etat. Il faudrait en effet d’abord chercher à savoir comment seront organisées dans une Constitution la distribution horizontale du pouvoir à l’intérieur de la sphère de l’Etat et la distribution verticale du pouvoir centre-périphérie, afin d’assurer le bon fonctionnement de la nouvelle démocratie et éviter les risques d’effritement. Puis, en second lieu, organiser des élections politiques nationales, législatives et présidentielles, pour mettre en œuvre la nouvelle symbolique démocratique et politique dans la sphère sociale. Et en troisième lieu, organiser des élections municipales prolongeant le processus démocratique national sur le plan local. Ainsi, le processus de la transition tunisienne semble tenir la route quant à sa logique politique : Constitution/ Législatives et présidentielles/ Municipales. Les expériences de transition démocratique n’infirment pas en général ce type de démarche.
Il est en effet anormal et illogique de commencer une transition démocratique par une élection municipale. La classe politique risquerait ici de ne plus maîtriser le processus de la transition, déjà difficilement maîtrisable. On donnerait de la sorte des pouvoirs soudains et incontrôlables aux localités, qui seraient alors plus légitimes que les pouvoirs centraux qui n’ont pas été encore élus, et on aurait rendu possible de multiples dérives révolutionnaires dans un pays en plein effervescence, qui ne comprendrait pas encore ce qui se passait chez lui.
Cela dit, qu’est-ce qu’on attend des candidats aux élections municipales ? Non pas tout à fait qu’ils gouvernent politiquement le pays ou l’Etat selon une philosophie politique précise ou selon un type de coalition partisane, mais qu’ils règlent les besoins pratiques et concrets du citoyen dans sa propre localité (environnement, gestion des déchets, chaussée, éclairage, trottoir, signalisation…). Jusque-là, les municipalités étaient le parent pauvre de la transition. C’est un fait qui pourrait donner raison à l’ancien président Marzouki, en apparence du moins. Livrées aux réseaux dynastiques et au parti de Ben Ali dans le passé, les municipalités l’ont encore été par la suite aux obscures délégations spéciales, plutôt « habiles » dans l’inaction municipale, faute de légitimité (désignées par les partis, imposées aux habitants des localités).
Ce dont on attend aujourd’hui, dans ces premières élections municipales démocratiques depuis l’indépendance, c’est de prendre rendez-vous avec cette épreuve historique, c’est de nous réconcilier avec notre localité, et surtout notre « environnement », dans tous les sens du mot. Une politique de réconciliation doit se conduire non seulement sur le plan politique à l’échelle nationale, mais aussi sur le plan municipal, pour boucler la boucle et joindre l’institutionnel, la morale et le vécu quotidien.
Il est vrai que dans les vieilles démocraties consolidées, les élections municipales (comme les élections européennes) restent, à ce jour, peu attractives pour les électeurs, notamment dans les grandes villes où les liens des électeurs avec leurs élus locaux sont un peu lâches, où les électeurs ne ressentent pas beaucoup la proximité des élus, comme dans les petites villes ou les villages.
Il est vrai que le Tunisien a aujourd’hui tendance à juger les élections municipales en rapport avec le comportement de la classe politique depuis 2011, avec l’amateurisme ambiant des militants, la partitocratie parlementaire, les coalitions artificielles et les combinaisons souterraines entre laïcs et islamistes. Jugement le conduisant à exprimer un désaveu quasi-cinglant pour une classe politique calculatrice, opportuniste, et corrompue. Ni les démocrates, ni les islamistes, ni les membres de l’ancien régime ne trouvent grâce à ses yeux. On est un peu dans la sphère de la démocratie nihiliste, plus répulsive qu’inclusive. On a en somme trop de choix, mais on a vraiment peu de choix doivent-ils penser. Certains se rabattent sur les indépendants, des nouvelles têtes dynamiques et fraîches, d’autres sur les vieilles « baronies », et d’autres plutôt dans la démission. L’abstention ne sera sans doute pas une surprise le 6 mai pour les observateurs (l’abstention massive des sécuritaires du 29 avril ne signifie rien du tout), si du moins l’on se reporte aux élections politiques successives de 2011 et de 2014 et au niveau des inscriptions sur les listes électorales, comptabilisant juste la moitié des électeurs en âge de voter (5,5 millions d’inscrits sur 8,5 millions environ). Pour les inscrits, jusque-là, il est fort douteux qu’ils puissent dépasser la barre des 5 millions de votants, si l’on s’en tient au seuil infranchissable encore des 4 millions et 200 milles votants entre 2011 et 2014. Surtout pour une élection municipale, censée n’être ni politique ni nationale, et où la motivation politique et citoyenne est généralement moindre.
Pour les candidats, les municipales constituent une opportunité d’implantation locale en vue de rebondir en 2019 aux législatives et présidentielles. Ennahdha qui prend ces municipales très au sérieux, semble s’y être préparée à l’avance, Nida aussi (formation de leurs candidats, réunions, proximité, tout en misant sur les barons locaux). Les listes les plus complètes, celles qui vont couvrir l’ensemble du territoire et des 350 municipalités sont celles d’Ennahdha et de Nida Tounès. Chose de nature à leur donner de meilleures chances pour percer dans ces municipales. Ghannouchi a déjà donné le ton politique en déclarant qu’« Ennahdha et Nida vont gérer ensemble les municipalités ». Un mariage de raison reproduisant le gouvernement de coalition sur le plan local. Ennahdha s’inscrit maintenant dans la durée, c’est Nida qui va maintenant préparer sa recomposition pour l’après Béji et l’après 2019. En 2014, c’étaient les islamistes qui avaient besoin de Nida pour se recomposer, maintenant, c’est l’inverse.
A la faveur de la décentralisation, Ennahdha et Nida chercheront en tout cas à mieux percer dans les localités et la Tunisie profonde. Ennahdha veut faire double jeu : percer géographiquement dans les zones côtières et sahéliennes favorables aux laïcs, et séduire la société civile moderniste et urbanisée qui redoute les signes ostentatoires d’islamisme. Les islamistes ne craignent même plus Dieu, ils mettent des jeunes femmes dévêtues dans leurs listes, après que Ghannouchi ait mis son costume civil. Sans oublier la ruse islamiste des législatives de 1989 tendant à parrainer des listes indépendants. Pour Nida, qui s’est coupé des élites du pays, les municipales sont juste une étape nécessaire pour tester son poids en vue de continuer l’aventure avec Ennahdha et la coalition jusqu’en 2019. Ce n’est pas un hasard s’il fait l’inverse d’Ennahdha : séduire l’électorat islamiste (curieusement pas l’électorat du sud tunisien), mettre des foulards sur ses listes et taire ses conflits ou incompatibilités avec les islamistes.
Hatem M'rad