Les deux dérives de type islamiste des Révolutions arabes
Ce n’est pas tout à fait, comme le croyait Hegel, la Raison qui, en conceptualisant les évènements de la Révolution, les déchainements, les passions et les aveuglements des hommes, a transformé l’Histoire arabe comme moment de réalisation de la liberté. C’est plutôt la liberté initiale des hommes et des peuples, et leurs passions, qui ont tenté de raisonner l’Histoire, la leur.
La Révolution arabe est un impensé. Elle a été d’abord Liberté, spontanéité, puis Raison. Pas l’inverse. Et encore, les Révolutions arabes tardent à retrouver leur Raison dans l’infernale transition. L’affront de la déraison est aussi puissant, aussi vivace. Révolution et contre-révolution, progrès et passéisme, compromis et violence supportent tous ensemble le « processus révolutionnaire », que les médias occidentaux ont improprement dénommé le « printemps arabe ».
L’Histoire est toutefois vexante parfois pour des peuples ayant besoin d’un affranchissement total, révolutionnaire. Le vœu de refondation de leurs Etats sur la base de nouveaux pactes politiques à caractère démocratique, péniblement négociés par des nouveaux acteurs et d’impatientes sociétés civiles, a paradoxalement et simultanément, été sérieusement contrarié. Contrarié d’abord par le retour en force des forces irrationnelles, d’une tradition supposée ensevelie, celle de l’islam politique, obscurci durant l’ancien régime par la clandestinité et la persécution, puis par la percée du terrorisme sanguinaire de type daechien, excroissance lui-même de l’islam politique. L’histoire des Révolutions arabes subit en effet dès son origine ainsi deux types de dérives cumulées.
La première dérive des Révolutions arabes provenait de la « théologie politique », celle des partis islamistes, de l’Internationale des Frères musulmans, tantôt jouant, tantôt pas, le jeu démocratique, tantôt immodérées, tantôt modérées. Des « Frères » qui, sans participer activement aux révoltes et révolutions de leur pays, n’en agitaient pas moins le spectre de l’islam politique contre l’espoir vivace chez les révoltés d’une démocratie civile dite occidentalisée. La dérive provenait aussi des frères des « Frères » : les salafistes, issus de la même famille, en quête de pureté morale et d’authenticité islamistes, rebelles eux, tant à l’islam politisé qu’à la démocratie-sacrilège, sortis au grand jour dans leur pays respectifs, dans l’espoir de retrouver une place ou un statut à leur mesure dans le nouvel espace politico-associatif, fut-ce par la force (comme en Tunisie et en Egypte). Dans tous les cas, Frères musulmans et Salafistes (notamment en Egypte pour ce dernier cas) tentaient d’islamiser, par l’urne même, des sociétés en ébullition certes, mais en doute sur le plan culturel, indéterminées sur le destin de leur Révolution.
L’islam politique a été sans conteste le drame des révolutions et « printemps » arabes. Antithèse pour les séculiers, antidote pour les prédicateurs, voie du Peuple souverain contre voie de Dieu le Souverain. Drame des Révolutions, parce que l’islam politique ressort avec évidence les contradictions du monde arabe. Un monde balloté entre la dictature des pouvoirs politiques, « la pauvreté de masse » (J-K Galbraith) et l’emprise des prédicateurs de la foi forcée.
Les Révolutions arabes ont ensuite, deuxième dérive, donné prétexte aux groupes terroristes islamistes, aussi divers que redoutables, et au premier rang desquels se trouve Daech, d’intervenir aussitôt dans la région. C’est le temps des « Assassins », terme dérivé d’ailleurs de celui de « Hachachine » employé dans l’histoire islamique au temps des croisades. L’installation du désordre général, la décrépitude des anciens régimes, l’inquiétude et le désarroi des peuples voyant beaucoup plus un monde partir qu’un autre y arriver, comme le vide étatique et institutionnel qui s’en sont suivis, étaient sans doute propices à la création d’un nouveau califat islamique, entre l’Irak et la Syrie, à l’évidence hostile à l’idée démocratique importée d’ailleurs. Dès le départ, la régénérescence politique arabe faisait face au passéisme islamique, la démocratie à la théocratie, le « printemps » au déclin, le besoin de paix civile à la menace de violence guerrière. En somme, une double menace : de croisade inter-musulmane et de croisade islam-kuffâr. Les révolutions sont tragiques. Le jour où les peuples arabes ont eu l’occasion historique de sortir de leur torpeur, ils sont devenus menacés par une autre forme de torpeur. Ils ont chassé le dictateur civil ou militaire, ils risquent d’être confrontés au tyran théocrate, au mercenaire sanguinaire de la religion.
Ironie ou ruse de l’histoire, malgré les Révolutions, le processus politique de la transition n’a pas ainsi, à quelques exceptions rares, fait éclore totalement les fleurs du « printemps », restées agrippées à des branches résistantes et tenaces.
Sur le plan international, voire transnational, comme sur le plan interne, les Révolutions arabes ont été aussi obscurcies par leur concomitance au jihadisme daechien. Démocratie et Théologie, mais aussi Démocratie et Terrorisme ont marché en parallèle dans cette nouvelle page historique accélérant la vie politique et sociale arabe. Les Révolutions arabes et leurs suites, quoiqu’on dise, n’ont jamais été historiquement pures ou politiquement ascétiques. Elles étaient une occasion historique pour des groupes terroristes, jusque-là clandestins et terrés dans les montagnes, de sortir au grand jour, y compris dans l’espace virtuel et numérique, de tenter d’asservir le politique dans la région arabe au divin. Il fallait tantôt combattre les dictatures militaires qui résistent encore (Syrie, Egypte), tantôt empêcher l’instauration des nouvelles démocraties (Tunisie), tantôt dévier les intentions démocratiques mêmes (Libye). Un sacrilège commis dans l’espace musulman. Le terrorisme islamiste, exploitant la faiblesse institutionnelle, le tribalisme, la faillite économique, l’analphabétisme, l’ancrage des préjugés et des traditions dans les Etats et auprès des peuples arabes, a pu, de fait, déstabiliser les Etats en difficulté dans la transition politique, étendre sans mal ses tentacules. Les dictatures arabes ont réussi dans le passé à contenir l’extension du terrorisme islamiste au moyen de la répression policière et du verrouillage politique, le « printemps » arabe lui a ouvert largement ses portes. Le terrorisme s’installait dans le quotidien, même dans un pays comme la Tunisie, peu accoutumé aux assauts et assassinats terroristes.
Le malheur arabe, c’est que l’islamisme s’implante de tous les côtés : dans la société à travers une islamisation rampante ; au pouvoir, en forçant les laïcs à les reconnaitre comme « partenaires » ; et sur le champ de bataille par « l’islam vulgaire » des jihadistes.
Hatem M'rad