Les défaillances du système éducatif ciblées dans un « Livre blanc »
Hatem M’rad
Professeur de science politique
On a malheureusement constaté le déclin du rendement de l’élève tunisien en général dans les évaluations et classifications internationales, ainsi que la dégradation du rayonnement de l’école et de son rôle dans l’encadrement des jeunes et dans sa capacité à affronter les nouvelles exigences du monde du travail et de la vie. L’école était après l’indépendance une des fiertés des bâtisseurs de l’Etat moderne et des plans de développement social. Force est de constater qu’elle incarne aujourd’hui l’échec scolaire et la faillite d’un système qui a connu trop d’improvisation et de stagnation liées aux aléas politiques. Le ministère a publié il y a quelques jours un « Livre blanc », issu de multiples consultations associant partis politiques, UGTT, UTICA, associations, experts, pédagogues, enseignants, administrateurs, parents d’élèves. Ce livre établit sans complaisance un diagnostic des défaillances scolaires et éducatives depuis plusieurs décennies, et propose en conséquence d’opérer des réformes en profondeur pour y remédier, en rapport avec les mutations mondiales.
Les concertations, rencontres et différents dialogues organisés ont donné lieu à un accord général sur la nature des défaillances qui pénalisent l’école tunisienne d’aujourd’hui. On relève ainsi un déclin patent du rendement du système éducatif, la faiblesse des apprenants dans les matières essentielles comme dans les langues, y compris la langue arabe. Les fuites, le copiage et les échecs des élèves ont encore atteint un niveau inquiétant. La connaissance est acquise au détriment des aptitudes horizontales et des intelligences complexes, elle est liée conjoncturellement aux examens. Chose limitant par la suite leur intégration au marché de l’emploi et à la vie active. Diagnostic attesté par les résultats des élèves tunisiens dans des évaluations internationales.
On relève également un échec de l’école tunisienne en matière d’égalité de chance en raison des fractures importantes entre les régions et entre les établissements à l’intérieur d’une même région, au niveau de l’infrastructure, des ressources humaines permanentes et des moyens logistiques.
Un fossé de plus en plus élargi sépare l’école de son environnement économique, puisque les parcours et les disciplines scolaires ne peuvent plus satisfaire les besoins de la société et les attentes des offres de formation dans l’enseignement supérieur, d’autant plus que le système de l’enseignement professionnel, en dégradation continue, est mal perçu par l’opinion. La carte professionnelle croit plus vite que l’évolution de la formation de base. Les critères de l’emploi se fondent désormais moins sur les diplômes et les connaissances classiques que sur l’intelligence innovante, l’habileté et le savoir-faire. Cette réalité commande de revoir la question de l’orientation scolaire et de réhabiliter les parcours scientifiques, techniques et professionnels, tout en limitant l’afflux des jeunes vers les parcours littéraires, économiques et de services, peu pourvoyeurs d’emplois. Il y a ainsi une faiblesse d’harmonisation entre les trois types de formation : l’éducation, l’enseignement supérieur et la formation professionnelle. Il est quand même curieux de sacrifier les matières littéraires, puis en toute logique, les sciences humaines à l’Université, tout en se plaignant de la baisse spectaculaire du niveau général des élèves et de celui des langues. Les élèves d’aujourd’hui ne savent même pas rédiger un CV ou une demande d’emploi.
Fragilité de l’école face à des nouveaux phénomènes risquant de menacer la sécurité physique et morale des élèves à de multiples niveaux, comme la violence, la fraude, la routine, le laxisme, l’extrémisme, l’indiscipline, l’insolence, la toxicomanie (zatla), l’alcool, le jihadisme. Des éléments pouvant mettre en cause les règles de cohabitation commune, surtout en l’absence de gouvernance, de mécanismes de dialogue et de mesures d’accompagnement psychologiques, sociaux et éducatifs.
Il est nécessaire de recourir à de nouvelles formes de gouvernance dans la direction du service éducatif, qui puissent limiter les gaspillages et créer une culture de transparence et de réclamation, ou encore développer la décentralisation régionale et locale, en vue de rendre les régions plus autonomes dans la gestion de leurs problèmes éducatifs et pédagogiques et de leurs ressources.
La baisse sensible du niveau des résultats du baccalauréat des dernières années et les déséquilibres entre les régions et entre les établissements d’une même région, accentuent les fractures entre les différentes régions du pays, pas seulement pour les taux de réussite, mais aussi dans les disciplines dominantes d’une région à l’autre. Chose qui se répercute sur la nature des cadres et des compétences.
Il y a une dégradation de l’infrastructure scolaire et du niveau de confort en son sein, qui se situe en dessous du niveau de vie de la majorité des élèves (salles délabrées, tables et chaises détériorées, cours et bâtiments insalubres, toilettes mal entretenues, poussières, vitres brisées, peu d’espaces récréatifs…) au point que l’espace d’enseignement et de vie scolaire soit devenu un espace répulsif, démoralisant, faisant détourner les élèves de leurs propres écoles alors même que l’enfant est censé aimer son école. Un facteur qui a eu un impact négatif sur le rendement même des enseignants et sur les conditions de leur stabilité professionnelle.
D’où l’impérieuse nécessité de procéder à des réformes profondes et adaptées au monde moderne, un monde évoluant à grande vitesse. Des réformes, de l’avis même des rédacteurs du « Livre blanc », qui doivent tenir compte de deux facteurs essentiels : la mondialisation et la révolution technologique. Car, l’école tunisienne n’a ni les moyens, ni la capacité de s’adapter aux mutations profondes et rapides en matière de technologie de l’information et de communication.
Le critère principal de la réussite à ce niveau, c’est la concurrence. Tout procède de là : les aptitudes, les vocations, la qualité, le savoir-faire, les compétences, la recherche et l’innovation plus tard. Qu’on le veuille ou qu’on le déplore, l’économie mondiale, un fait avéré, a imposé un nouveau type d’école et d’éducation dans le monde. S’adapter ou mourir va devenir le nouveau leitmotiv de la pédagogie universelle à tous les niveaux. Les connaissances se renouvellent vite, se métamorphosent et meurent aussitôt dans un monde de communication où le ressort principal n'est autre que l’adaptation rapide à un monde en ébullition. L’innovation fait partie de la vie quotidienne. On apprend désormais, non pas dans une durée déterminée, mais à vie. Après l’école, on retrouve la formation continue. Il ne serait ainsi pas inutile de changer la vie des gens par l’éducation et l’instruction.
Le message est clair : changer l’esprit de l’enfant dès sa scolarité pour changer la vie sociale elle-même. Pour pouvoir réussir dans sa mission, le projet de réforme se propose de transformer la personnalité de base de l’élève tunisien à travers sept objectifs tendant à modifier son comportement et sa perception des choses. L’élève doit être un citoyen libre imprégné des principes et valeurs de la Constitution ; enraciné dans l’identité arabo-musulmane et ouvert sur les valeurs universelles ; entreprenant, actif et créatif ; apte à assumer ses responsabilités dans la vie et au travail ; doté d’une personnalité équilibrée dans ses dimensions cognitives, existentielles et morales ; possédant des aptitudes du XXIe siècle et un savoir-faire vital ; capable d’établir une communication positive avec son environnement. L’islam politique laissera-t-il faire, lui, qui a toujours considéré que l’endoctrinement de ses fidèles en faveur du « salafes-salah »(textes, comportements, fétichisme et habits) commence très tôt dans la « madrasa » ?
En tout cas, il est clair que cette réforme a un coût. Le ministère a commencé l’été dernier à restaurer et à entretenir les bâtiments et les infrastructures des écoles délabrées à l’aide de fonds alloués par l’UTICA, le syndicat des patrons, avec lequel il a conclu un partenariat. Bonne initiative, certes, mais un peu trop conjoncturelle, pas structurelle. Il est vrai que le budget du ministère de l’Education, secteur toujours considéré comme stratégique, correspond à un taux de 18,2% du budget général de l’Etat et 5% du PNB. Cela peut paraître positif, mais le problème, c’est que 97% du budget de l’Education sont affectés à des dépenses de gestion dont 93% sont alloués aux salaires, 2,5% aux services et 1,5% aux interventions publiques. Quant à la partie consacrée au développement, elle se réduit à 3%. Comment peut-on alors développer, moderniser l’école tunisienne, investir dans l’intelligence, en se basant sur ces seuls 3% du budget de l’Education ?
Hatem M’rad