Les contreparties menaçantes du compromis islamo-laïc

 Les contreparties menaçantes du compromis islamo-laïc

Hafedh Caid Essebsi (G)


Il est vrai que les acteurs et dirigeants politiques au pouvoir pensent toujours, et par la force des choses, à l’étape politique présente : au mandat en cours, à leur survie au pouvoir, à celle de leur parti, à la défaite et à la marginalisation immédiate de l’adversaire, surtout en période de transition troublée. La conscience du court terme, doivent-ils considérer, les sauvera très vraisemblablement du moyen et du long terme. Leur action se situe en effet réellement dans le présent.


Englués dans l’action, faisant face aux défis et contraintes politiques, économiques et sociaux, ils sont d’abord acculés à sauver la face, à préserver les dernières ressources de leur pouvoir, et surtout pour le pouvoir tunisien, à surfer à l’intérieur d’un partenariat laïco-islamiste forcé, tantôt semi-satisfaisant quand il s’agit de faire taire les tensions, à l’ombre d’un partenariat politique supposé protecteur et rassurant ; tantôt problématique, voire risqué, quand il s’agit de sacrifier les acquis civils, la modernité ou le libéralisme sociétal pour le salut du gouvernement d’union et du compromis. Le libéralisme sociétal constitue pourtant la citadelle, qui se veut imprenable et incompressible, de la société civile moderniste. Problématique, parce que si on décide d’abandonner les valeurs de progrès, on fragilise du coup le choix civil de société pour des combinaisons et arrangements politiques conjoncturels, toujours hypothétiques. C’est l’envers de la nécessité des dirigeants de prendre en compte les aléas des rapports de force, par pur réalisme.


Il est vrai que le compromis laïco-islamiste, imposé par la transition démocratique, s’il s’avère nécessaire, n’en est pas moins difficile à gérer. Le partenariat a certes été décidé par les deux « vieux routiers », le civil et le théologien, à la veille du Dialogue national. Il a été étendu après les élections de 2014 au gouvernement de coalition, puis renforcé en août 2016 par l’accord de Carthage et le gouvernement d’union nationale.


A vrai dire, Nida et Ennahdha n’ont jamais eu à proprement parler de programme commun, ils étaient seulement d’accord pour un gouvernement commun de circonstances. Du coup, en l’absence d’un programme commun précis et détaillé (chose devenue rare en politique), l’accord de Carthage étant aussi vague que sommaire (suscitant lui-même plusieurs interprétations), les deux parties ont été alors contraintes d’improviser tous les jours des solutions politiques, juridiques ou sociales de circonstances, dès qu’ils rentraient dans le détail de la gestion politique. Ce qui explique les errements, retards dans l’adoption des lois, atermoiements des groupes parlementaires, affrontements sur des sujets vitaux. Le compromis a été fait sur l’essentiel : un gouvernement politique pour une majorité stable, pas pour l’action quotidienne de la transition. Les imprévus de la conjoncture faussent la réaction des membres de la majorité eux-mêmes, attise une confrontation souterraine entre Nida et Ennahdha. D’où les rencontres périodiques entre Essebsi et Ghannouchi, pour attiser les conflits et les obstacles imprévus. Rencontres à l’issue desquelles de nouveaux compromis et transactions se concluent de manière semi-confidentielle pour sauver l’essentiel et sacrifier « l’accessoire ».


Le risque réside justement dans la sphère de « l’accessoire » que Béji Caïd Essebsi est prêt à sacrifier aux islamistes, pour que les deux alliés-ennemis continuent la route ensemble, en attendant des jours meilleurs. Mais y aura-t-il des jours meilleurs pour une association censée être non associable dans ses fondamentaux?


Il est difficile de repérer avec précision, et en toute circonstance, le domaine « accessoire » sacrifié politiquement par Essebsi à Ghannouchi, nécessaire pour tenir les rênes du pouvoir et d’une majorité assez sinueuse. Mais, il n’est pas impossible de détecter cette sphère de manière indirecte : d’une part à travers les avancées des islamistes, imperturbablement, voire impunément, dans tel ou tel domaine ; d’autre part, à travers la passivité du gouvernement, le président ou le parti laïc majoritaire, feignant tous d’être empêchés par une force irrésistible.


On espère alors que la reconnaissance de l’influence ou de l’emprise des islamistes sur nos écoles, jardins d’enfants, mosquées, universités privées charaïques-en voie d’extension, malgré les discours des gouvernements et ministres successifs – n’est pas la contrepartie que le président Essebsi est supposé faire à la malléabilité calculée du cheikh  islamiste. Il serait politiquement moins visible, moins grave, pourraient toujours penser BCE et Nida, de sacrifier quelques sphères civiles. Des sphères qu’on cherche pourtant à récupérer par ailleurs, comme le démontre le projet de réforme de l’égalité successorale dans un sens civil ou l’adoption de la loi sur la liberté de mariage de la musulmane avec le non musulman.


Ainsi, le chef de service des écoles coraniques du ministère des affaires religieuses vient d’annoncer dans une conférence de presse (du 27 septembre dernier) qu’il y a officiellement 67 000 enfants qui suivent un enseignement traditionnel dans 1664 écoles coraniques homologuées et, mieux que cela, qui sont suivies par le même ministère. Ces « écoles » de type « kouttab » œuvrent en toute légalité, parrainées par des associations islamiques douteuses, qui, elles, ne sont nullement encadrées en raison du débordement du gouvernement. Ce problème existe depuis l’accès d’Ennahdha au pouvoir en 2011, et n’a jamais été traité ni résolu par les gouvernements successifs depuis 2014, malgré les réclamations de la société civile.


Si donc, ni le chef de l’Etat, ni le Parlement, ni le gouvernement dans son ensemble, ni le ministère de la femme et de l’enfance et ni le ministère de l’éducation, n’ont pu mettre fin ce fléau takfiriste, à ces écoles coraniques qui menacent l’avenir de nos enfants et les prochaines générations, et avec eux, la stabilité de l’Etat, c’est que de deux choses l’une : ou bien le gouvernement est véritablement débordé par un phénomène qui est en train de s’implanter sur tout le territoire, soutenu sans doute par la tirelire qatari, ou feint de l’être ; ou bien ce domaine fait partie des sphères mises sous l’influence des islamistes en vertu de l’accord Essebsi-Ghannouchi. Ennahdha s’estime alors en droit de détenir, bien entendu, et le ministère des affaires religieuses (et c’est le cas) et sa suite, c’est-à-dire les écoles coraniques, jardins d’enfants niqabées, associations islamiques de bienfaisance, universités islamiques privées, et mosquées. Ce mouvement islamiste est ainsi en train de mettre sur pied toute une panoplie de guerre morale, à vocation jihadiste à long terme. Ce n’est pas un hasard s’il a accepté d’être associé au pouvoir.


On peut se demander alors s’il n’est pas préférable d’augmenter au gouvernement le nombre de portefeuilles ministériels ou de secrétariats d’Etat affectés aux islamistes, notamment dans les ministères techniques et non politiques, plutôt que de leur donner cette opportunité historique d’avoir une emprise sur l’éducation, la société civile et sur les prochaines générations, c’est-à-dire sur le choix de société, et l’avenir politique du pays. Ghannouchi est patient, il tisse sa toile, comme Pénélope, en attendant Ulysse. Il ne désespère pas.


On est en République civile d’après la Constitution, pas dans un régime théocratique, de droit ou de fait. L’école de la République, école civile par essence, n’est pas un « Kouttab » encadré et financé par des régimes féodaux du Golfe persique. L’école de la République voit devant, les écoles coraniques voient loin derrière, très loin. On se demande toujours : si les investisseurs de l’au-delà, de la Tunisie et du Golfe, ont tant de bonté, tant de générosité, et tant d’argent à jeter, s’ils croient à la « zakat », pourquoi n’ont-ils jamais pensé créer des écoles publiques dans les régions démunies, ou n’ont-ils jamais participé à la restauration de nos écoles délabrées, comme l’ont fait quelques-uns de nos hommes d’affaires ou des groupes de la société civile, au lieu de créer écoles coraniques et mosquées honteusement luxueuses dans la conjoncture actuelle ?


Le chef de l’Etat, le gouvernement et le parlement ne doivent pas jouer avec le feu. Ennahdha n’a presque rien concédé à ses alliés de la troïka dans un passé tout récent, il faudrait donc l’associer certes politiquement au gouvernement d’union, mais ne pas lui concéder,  sous aucun prétexte, la sphère éducative. Face aux islamistes, de tendance passéiste, la souveraineté de l’Etat s’exerce désormais à travers la sphère de l’Education : le domaine qui a fait de la Tunisie ce qu’elle est, qui a rationalisé les têtes contre les préjugés de la tradition, et qui a permis enfin au pays d’avoir aujourd'hui une transition démocratique favorable.


Hatem M'rad