Point de vue – Tunisie. « L’ère du vide » du 25 juillet
La politique tunisienne est immergée dans le vide, en dépit des promesses, depuis que Kais Saied s’est octroyé les pleins pouvoirs le 25 juillet dernier.
On se souvient du livre de Gilles Lipovetsky « L’ère du vide » (Gallimard, coll. Les Essais, 1983) dans lequel il évoquait, outre l’hyper-individualisme, la séduction narcissique et la désacralisation des valeurs, le vide idéologique et politique dans lequel sont plongées les démocraties occidentales contemporaines. On a sans peine à croire que ce vide va subir une croissance exponentielle à l’ère de l’état d’exception saiedien du 25 juillet, d’autant plus que le vide politique rejoint le narcissisme au pouvoir.
Dé-révolution et contre-révolution simultanées, désislamisation par la force et par le monopole, dé-démocratisation et retour de l’autoritarisme de droit et de fait, désinstitutionnalisation et déconstitutionnalisation, suppression des partis et du pluralisme, neutralisation de la justice. On ne peut appeler cela autrement que « l’ère du vide ». Le vide, c’est ce qui reste à la suite de toutes les suppressions soudaines. Un vide nourri à la base par des confusions malsaines commises par un homme seul. Un homme qui confond la partitocratie et le pluralisme partisan, le parlementarisme agité et l’antiparlementarisme, la sous-étatisation et la sur-étatisation, la volonté du peuple et la volonté d’un homme au nom du peuple. Vides politique et institutionnel auxquels s’ajoute le vide idéologique du pouvoir. Hannah Arendt nous avertissait, elle qui a pensé le totalitarisme, que « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal ».
Le président Saied promet, avec ses collaborateurs enrégimentés, que le futur assez lointain ramènera généreusement l’Etat de droit et la séparation des pouvoirs. Comme si les rêves étaient permis en temps de péril ou dans les situations exceptionnelles. Le peuple n’a d’autre choix que de patienter, sa souveraineté, retardée, est proche. Les divinités veillent sur lui. Les pleins pouvoirs ou la dictature ne sont que de type romain, c’est-à-dire provisoires et non durables, même lorsque le provisoire s’incruste dans l’indétermination de la durée. Qu’il patiente, le vide sera bientôt rempli. Il y a juste à espérer qu’il ne sera pas rempli par un autre vide. Les conceptions de Kais Saied – un homme de marbre, peu enclin au dialogue – son volontarisme intangible au pouvoir depuis son élection en 2019, son unilatéralisme autoritaire depuis l’état d’exception, ses discours creux, quasi-insignifiants, ne préjugent rien de bon pour l’avenir démocratique de la Tunisie. On peut causer éternellement sans rien exprimer d’autre que la répétition du vide. C’est la politique du vide par le vide, exprimée sous un mode égotiste. Ramener tout à soi risque de ramener surtout le vide autour de soi et le trop-plein contre soi. Le vide, c’est simplement le vide, c’est-à-dire le rien et le néant. Le rien ne peut au fond exister, même s’il peut produire un mal réel.
Même l’invocation du peuple, ce prétendu « souverain », n’empêche pas ce peuple de vivre un vide substantiel et sidéral depuis le 25 juillet. Après le « Médecin malgré lui » de Molière, voilà le peuple « Souverain malgré lui » de Saied. Un souverain imaginaire, nourri par les logorrhées rhétoriques d’un président qui, lui promettant monts et merveilles, se presse de classer le peuple souverain en deux tranches, le bon peuple d’un côté (le souverain) et les autres (les non souverains) qui ne sont même pas, à ses dires, de « la race humaine », indignes de prétendre être souverains, parce que sans doute non tunisiens de nationalité ou citoyens déchus. Ce faisant, il s’autoproclame explicitement, non pas le président de tous les Tunisiens, comme le veut l’usage constitutionnel et politique, mais le président de certains Tunisiens contre d’autres. Ennemis un jour, ennemis pour toujours.
Il faut lire l’article académique de Mélika Ouelbani, philosophe spécialiste du langage et de Wittgenstein, intitulé « Le langage politique ou quand dire c’est rien dire » (dans ouvrage collectif Le professionnalisme en politique, Tunis, ATEP/KAS, 2021), dans lequel elle évoque cinq procédés du langage politique dont l’un, sur lequel misent les politiques, et qui fait allusion à Kais Saied, consiste à faire appel aux sentiments, en mettant délibérément de côté la raison, improductive. Elle écrit : « Lorsqu’un politique n’arrête pas de compatir à la pauvreté des citoyens et à leurs difficultés, sachant pourtant qu’il n’a aucune solution et aucun programme pour alléger leur quotidien. Ils se sentent alors soutenus par lui parce qu’il leur donne raison et leur demande presque de se soulever, en leur faisant croire qu’il est l’un des leurs en fréquentant le même café ou en se rendant dans des mosquées populaires à grande pompe. Le subterfuge consiste à faire croire qu’il est engagé auprès de son auditoire. Un politique qui revendique ce que les jeunes ou les citoyens défavorisés revendiquent n’a pas de solution à présenter et ne fait que s’attirer leur sympathie » (p.80). Entendre par « aucun programme », surtout économique et social (à part l’illusion lyrique de faire revenir l’argent des corrompus ou les palabres constitutionnels), c’est-à-dire la politique du « vide ». L’art politique se mue en incantation récurrente : Je suis avec vous, mais je ne peux rien pour vous, les islamistes vous ont dépouillé et l’Etat a du mal à se tenir debout. Le budget a de la peine à être bouclé, les instances étrangères se retournent contre la Tunisie, les entreprises et les hommes d’affaires se figent dans l’attentisme. Lorsqu’un pouvoir n’arrive pas à résoudre des problèmes pratiques des citoyens, il ne remplit plus sa fonction essentielle. Il ne lui reste que la communication non communicante. Le radotage du discours est censé remplir le vide et il ne reste plus aux populations qu’à faire le saut dans le vide. « Tant qu’il y a le vide, il y a le désespoir », disait Belinda Ibrahim, une écrivaine et journaliste libanaise.
L’ironie de l’histoire, c’est que le vide réussit à attirer le plein. Et c’est le cas.
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