Lecture de la Déclaration finale du Xe Congrès d’Ennahdha

 Lecture de la Déclaration finale du Xe Congrès d’Ennahdha

Xe Congrès d’Ennahdha tenu dans la ville d’Hammamet du 20 au 22 mai 2016. Crédit photo : Site officiel d’Ennahdha


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Ennahdha a tenu son Xe Congrès dans la ville d’Hammamet du 20 au 22 mai 2016. Dans ce congrès le mouvement a voulu démontrer sa rupture par rapport au passéisme et à la confusion entre le politique et le religieux. Des archéologies politiques réfutées avec vigueur aujourd’hui par une opinion éprise de démocratie, de liberté, de modernité, de progrès, d’égalité. Le leader Ghannouchi, qui tenait d’une main de fer le déroulement du Congrès,  tenait à ce que le parti affiche désormais de manière ostensible, aux yeux de l’opinion interne et internationale, une nouvelle ligne politique et doctrinale traduisant la volonté consensuelle du parti. Ennahdha tient à apparaître à l’avenir comme un parti de rassemblement, moins islamiste, moins orthodoxe que dans le passé. Un parti qui prend en considération les aspects pratiques et les contraintes de l’action politique, soucieux d’abord de trouver des solutions pragmatiques aux difficultés sécuritaires, économiques, sociales, culturelles, éducatives de la transition. Membre de la coalition gouvernementale, voire partageant de fait le pouvoir avec Nida Tounès, Ennahdha voulait apparaître comme un parti responsable, voulant dépasser les affres de son expérience du pouvoir de 2011-2013, dans le cadre de la troïka.


 


Rached Ghannouchi a dû affronter les récalcitrants et les traditionalistes du mouvement, réticents à couper le cordon ombilical avec l’idéologie des Frères musulmans, et débattre avec eux de la nécessité de changer de cap depuis de longs mois, dans le cadre de la préparation des nouvelles ruptures et nouvelles motions du parti. La majorité qualifiée qu’il a obtenu dans le renouvellement de son élection à la présidence du parti par 800 délégués sur 1200 congressistes, et les taux des votes favorables de la motion politique (93,5%), de la motion intellectuelle (78%), du rapport moral et rapport financier (91%), de la motion d’évaluation (78%), de la motion de gestion du projet (80,8%), de la motion économique (89,3%), de la motion des politiques sécuritaires (87,5%), de  la motion structurelle (71,9%), attestent que Ghannouchi a réussi à convaincre la majorité des militants de son parti, de la base et du sommet, du bien-fondé de la nécessité du changement du parti dans la conjoncture nouvelle du pays : un pays ayant fait une révolution et construisant une nouvelle démocratie, dans laquelle les islamistes d’Ennahdha voudraient avoir voix au chapitre.


 


Il ressort, en effet, de la Déclaration finale de ce Xe Congrès d’Ennahdha, qui résume les autres motions politiques, intellectuelles, et structurelles, que : « Ce congrès historique démontre que le mouvement Ennahdha a dépassé dans la pratique toutes les prétentions provenant de ceux qui  le considèrent comme une partie de ce qui est appelé « l’islam politique ». Cette dénomination courante ne démontre pas la réalité de son identité actuelle et ne reflète pas la teneur du projet d’avenir qu’il porte. Ennahdha considère que son action s’insère dans un effort enraciné tendant à créer un large courant d’« islamistes démocrates », qui rejette l’opposition entre les valeurs de l’islam et les valeurs de la modernité ».


 


En fait « la réalité » d’Ennahdha a été jusque-là empreinte d’ambiguïté : double attitude, double justification, double langage. La confusion politico-religieuse a d’un côté pesé négativement sur ses choix et sur son action. D’un autre côté, Ennahdha s’est intégré dès la révolution dans le jeu politique, institutionnel et démocratique. Il a même accepté des concessions et des compromis douloureux. Les « islamistes démocrates », certains l’étaient au parti, d’autres pas, ceux qui qui sont attachés au salafisme. C’est surtout sur ce dernier point que le parti était invité à faire des choix clairs. Le salafisme est en effet le plus grand obstacle au jeu démocratique.


 


D’ailleurs, d’après la même Déclaration finale, « Ennahdha, en tant que parti politique responsable, se présente elle-même à l’avant-garde des forces pouvant garantir la transition démocratique dans notre pays, tendant à réaliser des progrès réels de ses objectifs, de ses choix sur le plan structurel et organisationnel ». Ici apparaît avec force et évidence la volonté de rassemblement d’Ennahdha. Le parti tend en effet à « élargir sa capacité d’encadrement contribuant à intégrer des secteurs  plus larges de Tunisiens et Tunisiennes et à s’ouvrir à l’élite de la société, à ses compétences, à la jeunesse et à la femme en tant que bases essentielles du développement de la société, à leur participation effective dans les choix de développement au plan pratique. Ennahdha considère qu’elle est concernée par la consolidation de l’unité nationale comme force dynamique nécessaire pour affronter les risques de la division, du terrorisme et pour réaliser les missions et les objectifs nationaux requis ». Leur nouveau choix stratégique se résume d’ailleurs dans le slogan : « Le parti national est notre identité, le consensus politique est notre méthode ». Ennahdha ne veut plus ainsi être le parti d’une seule classe sociale, d’une idéologie exclusive ou d’une solution a priori, d’autant plus qu’il a fait le trop plein électoral en 2014 et qu’il est à la veille des municipales. Il cherche à se tunisifier et déclare que les choix nationaux prédominent toute autre considération dans l’étape difficile actuelle. Reste à savoir, jusqu’à quel niveau il se tunisifie ? Sera-t-il en mesure de sacrifier la morale islamique pour les choix nationaux ? S’il a à choisir de manière tragique entre la Tunisie (longtemps négligée) et l’islam (longtemps une priorité), pour laquelle optera-t-elle ? On le saura à l’épreuve du pouvoir ou dans l’action politique.


 


Si Ennahdha se tunisifie, au détriment de la solidarité islamique, et des Frères musulmans, il serait normal qu’il privilégie la politique à la religion. Ennahdha a choisi dans ce congrès de se spécialiser dans les affaires politiques, tout en laissant les autres domaines de réforme, éducatifs, culturels et religieux, à la société civile. En d’autres termes, le parti accomplit une révolution idéologique. Il sépare officiellement la prédication de la politique et brûle ce qu’il a toujours adoré. Il se professionnalise dans la politique. C’est pourquoi, le parti va créer une Académie du parti pour la formation politique et un Centre d’Etudes stratégiques pour la formation internationale, annoncés dans la Déclaration finale.


 


En fait, Ennahdha et Ghannouchi ont toujours fait la politique de manière professionnelle, surtout depuis la Révolution. Ils croient aux rapports de force, ils s’insèrent au jeu institutionnel et partisan, ils avancent et reculent selon la conjoncture, font des concessions et des compromis lorsqu’ils n’ont pas d’autres choix ou lorsqu’ils subissent des pressions incontournables. Seulement maintenant, ils vont s’autoproclamer professionnels de la politique et non des prédicateurs ou détenteurs d’une double casquette. Ennahdha est jusque-là un mouvement spécialisé dans la prédication, formant ses troupes dans les mosquées au moyen du Coran et de la chariâ. Il lui reste maintenant à démontrer sa capacité à se professionnaliser dans la politique pour pouvoir résoudre les problèmes pratiques des gens : sécuritaires, économiques, sociaux, éducatifs, culturels et autres.


 


D’après la Déclaration finale du Xe congrès, si Ennahdha a choisi la spécialisation dans le domaine politique et l’abandon des autres domaines d’action à la société civile, c’est pour trois raisons fondamentales.


D’abord, pour des raisons d’utilité et d’efficacité. Dans tous les domaines, les ajustements et l’action ne sont productifs qu’en rapport avec le degré de professionnalisme et avec les règles et critères relevant de ce domaine même.


 


Ensuite, la spécialisation politique s’explique par des considérations morales et éducatives. En effet, « la libération des capacités citoyennes dans l’espace religieux et dans d’autres domaines …est de nature à améliorer sensiblement le niveau du civisme général, de la vie morale de la société … et de contribuer largement à immuniser les jeunes des surenchères et du fanatisme, de changer l’amour de la patrie en valeurs tendant à l’initiative, à la science, à la solidarité sociale, d’améliorer le mode de vie et le rôle éducatif de la famille, de permettre à la société de prendre en charge ses affaires par elle-même ». En d’autres termes, la spécialisation politique peut avoir des résultats plus efficaces comme moyen de perfectibilité sociale que la religion elle-même. Ce sont là à coup sûr des réminiscences du vieux discours prédicateur wahabite, qui tendait à croire que les sociétés arabes « musulmanes » sont corrompues, immorales, éloignées du message original du salafessalah et qu’il appartient à la morale islamique de les régénérer. La politique, science de l’action se transfigure ici pour Ennahdha en mode de purification morale. La politique remplace l’islam sur le plan conceptuel, mais officie toujours dans sa sphère, la morale islamique : une sorte d’islam doux, feutré, sécularisé.


 


Enfin, troisième raison, « cette orientation vers la spécialisation va mettre tout le monde sur un pied d’égalité sur le plan de la concurrence politique, libérer le paysage politique de la tension et de la crispation, sauver la dynamique culturelle de la société de la calcification et de la superficialité et orienter la dynamique intellectuelle vers la connaissance profonde et le redressement moral ». Il est bien évident, et c’est un souhait des acteurs politiques laïcs et de la société civile, que la mise à l’écart dans un parti, comme celui d’Ennahdha, du volet religieux est de nature à rétablir les équilibres de propagande des différents partis et de donner une garantie supplémentaire à une compétition politique saine et convenable. L’inclusion de Dieu dans la concurrence politique introduit une concurrence déloyale entre les partis, surtout lorsque les dirigeants de ces partis ou même ceux qui parlent en son nom, se considèrent réellement mandatés par la divinité pour accomplir une mission non séculière, relative à la destinée finale, dépassant la sphère des humains et la politique même.


 


Ennahdha est un parti qui va se spécialiser dans la politique, mais c’est également un parti qui reste ancré dans le référentiel islamique. Au niveau du  référentiel islamique, Ennahdha en appelle à « une lecture renouvelée (tajdidiya) et créative (ijtihâdiya) enracinée dans les sources fondamentales de l’islam, comme le Coran et la Sunna, une lecture correcte et utile exploitant l’héritage culturel islamique et les larges acquis de la connaissance humaine. …Notre parti, suivant cette signification, reconnait la référence islamique comme une force libératrice des possibilités de la connaissance et de la pratique, et comme une force d’orientation productive…Et Ennahdha, aujourd’hui, en tant que parti démocratique au référentiel islamique, est soucieuse de traduire cette référence dans un ordre de valeurs, dans différentes expressions politiques, sociales, économiques, culturelles pour qu’elle ne devienne pas un slogan vide sans contenu réel ». La question qui se pose ici est de savoir comment un parti islamiste, du moins jusque-là, puisse se spécialiser dans la politique, c’est-à-dire puisse désormais s’attacher à des considérations essentiellement pratiques, tout en ayant un attachement encore fort à un référentiel, non pas idéologique, mais religieux. Même si ce référentiel, comme le reconnait Ennahdha, est à caractère moral, il n’en reste pas moins qu’il aura des incidences sur la politique, sur la législation, et donc sur les droits et libertés, au moment de sa traduction dans les faits.


 


Sur le plan proprement pratique, la Déclaration finale détermine les grandes priorités de l’action politique dans la prochaine étape dans le pays. Trois grandes priorités émergent :


D’abord, tendre vers une économie croissante, une société solidaire et un développement durable. Cela se traduit par une économie de marché à visée sociale et solidaire qui se fonde sur une conciliation entre la liberté d’initiative économique et la justice sociale. Ennahdha considère que la priorité du pays dans la prochaine étape réside dans les dossiers économiques, sociaux et de développement. Des dossiers qu’il faudrait éloigner des tiraillements politiques.


 


La deuxième priorité est l’achèvement de la construction démocratique et la modernisation de l’administration. Il s’agit ici d’achever l’établissement des instances constitutionnelles, de propulser une mutation qualitative au niveau de la gouvernance locale et de l’administration régionale. La nouvelle vision de la décentralisation est un acquis important de l’Etat de droit et de la distribution des pouvoirs, si bien que les élections municipales et régionales constitueront une étape d’ordre qualitatif.


 


La troisième priorité d’Ennahdha telle qu’elle ressort de la Déclaration finale du Xe Congrès est la stratégie nationale globale de lutte contre le terrorisme. La lutte contre ce fléau revient à l’Etat démocratique fondé sur les droits et les libertés. Autant la scène politique serait solidaire et unie, autant le climat social serait stable, autant la lutte contre ce phénomène serait efficace.


 


Hatem M’rad