Tunisie – Le vote des Tunisiens de la région Rhône-Alpes
Le vote à distance des Tunisiens dans la région Rhône-Alpes, et particulièrement ceux résidant à Lyon, Roanne, Grenoble. C’est le sujet de thèse de doctorat en science politique traité par Itidel Fadhloun. Une étude mêlant la théorie et le travail de terrain qui permet de faire des comparaisons utiles entre nationaux de l’intérieur et nationaux de l’étranger et de connaitre la portée de leur identification ou de leur décalage par rapport aux nationaux.
Ce sont généralement les votants nationaux qui font l'objet des recherches et analyses des politologues. C’est plus facile de prendre pour cible les électeurs qui se trouvent sur le sol national, même s’ils sont éparpillés. Les votants à distance, les transnationaux qui votent à l’étranger, émigrés ayant la nationalité de leur pays d’origine ou la double nationalité ont, eux, peu suscité l’intérêt des analystes et des politologues. C’est autrement plus compliqué.
C’est pourtant sur ce terrain marécageux que s’est avancée Itidel Fadhloun, une Franco-Tunisienne qui vient de soutenir sa thèse de doctorat en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon sur un thème de sociologie électorale : le vote à distance des Tunisiens dans la région Rhône-Alpes, et particulièrement ceux résidant à Lyon, Roanne, Grenoble. Itidel Fadhloun n’est pas, il est vrai, novice en la matière. Elle a souvent été active sur le plan associatif et militant. Elle était aussi membre de l’Instance Régionale Indépendante pour les Elections (IRIE) de France Sud, relevant de l’ISIE, à l’époque où celle-ci était dirigée par Kamel Jendoubi. Elle était encore chargée de mission dans le cadre du projet de loi portant création du Haut Conseil des Tunisiens à l’Etranger qu’elle a piloté.
L'étude se base sur une analyse transversale mêlant le qualitatif et le quantitatif, la théorie et la pratique, avec des tableaux, statistiques et graphiques à l’appui. Outre qu’elle n’aurait pu aboutir, voire mûrir, sans un travail de terrain soutenu, associant plusieurs enquêteurs étudiants. C’est en tout cas la première analyse statistique consacrée au processus électoral transnational tunisien en Rhône-Alpes, voire en France, dans le cadre des élections législatives tunisiennes de 2014.
Les Tunisiens à l’étranger ne sont pourtant pas peu, même s’ils n’intéressent pas beaucoup les politologues. Ils sont 1.200.000 dans le monde (1/10 de la population tunisienne) dont 83,2% sont concentrés dans les pays européens. La France demeure le principal pays d’accueil des Tunisiens, avec 54% de la diaspora tunisienne (près de 700.000). La population d’enquête de Itidel Fadhloun se compose de 300 votants répartis en trois zones urbaines de taille inégale (petite, moyenne et grande agglomération : Roanne, Grenoble et Lyon). Ces trois villes relèvent de la région électorale tunisienne, dite France-Sud, qui compte 288.706 Tunisiens pour 114.206 inscrits. Parmi ces 300 votants, 143 sont comptés dans la catégorie jeune (entre 18 et 35 ans), soit 48% des votants de l’échantillon global. On dénombre également 156 femmes contre 144 hommes.
Le mérite de l’analyse du vote des émigrés à l’étranger, c’est qu’elle permet de faire des comparaisons utiles entre nationaux de l’intérieur et nationaux de l’étranger et de connaitre la portée de leur identification ou de leur décalage par rapport aux nationaux. Ont-ils les mêmes besoins et les mêmes attentes? Les identifications avec les nationaux de l’intérieur sont-elles réelles ou forcées? Sont- elles amplifiées par l’émotion de l’éloignement d’avec le pays d’origine, par un mimétisme naturel ou amplifié par les médias nationaux ? Comment votent les émigrés selon qu’ils soient instruits ou pas, engagés ou inactifs travailleurs ou cadres, hommes ou femmes, de la première, deuxième ou troisième génération, nationaux ou binationaux? Selon qu’ils soient, comme l’exprime Itidel Fadhloun, «Tunisiens de France » (installés depuis longtemps) ou « Tunisiens en France » (installés récemment)?
Cette étude fait apparaître les difficultés pesantes et la lourdeur administrative liées à l’opération et la logistique électorale de 2011 et de 2014 : lacunes dans le traitement de l’information et de la communication au sujet du vote à distance, alors que le réseau médiatique est le principal canal d’information dans la période pré-électorale ; absence de stratégie nationale en direction des transnationaux tunisiens ; obstacles linguistiques, l’arabe étant la langue officielle, les tracts ne sont pas traduits dans la langue du pays de résidence (une des raisons de la forte abstention de la 3e génération) ; « mal inscription » des votants mobiles domiciliés dans les grandes agglomérations, mais inscrits sur les lieux de leurs parents, et « non inscription » (citoyens inscrits se rendant compte de leur non inscription le jour du vote à cause de maladresses administratives). C’est ce que Itidel Fadhloun appelle « le coût de l’acte électoral ». En dépit de ces faiblesses logistiques, somme toute excusable pour une nouvelle démocratie, les Tunisiens résidents en France ont réalisé un taux de participation de 27% et sont représentés avec 10 sièges à l’ARP (sur 18 députés de l’Etranger).
Pour elle, c’est la démocratisation de la Tunisie après la chute de la dictature qui a provoqué une nouvelle forme d’évolution sociétale, une fierté des migrants tunisiens dans la participation à la construction d’une démocratie dans leur pays d’origine et un engouement électoral que l’expérience migratoire a permis de renforcer. L’enquête ne lui a pas permis de dresser un profil-type de l’électeur tunisien à distance, chose qui aurait été intéressante (il aurait fallu plus de temps et élargir l’enquête à tous les Tunisiens de l’étranger), ni d’établir des typologies d’électeurs précises. Mais les contextes sociaux et politiques ont largement pesé sur les comportements électoraux des migrants tunisiens. Tout dépend du contexte, des moyens humains et matériels, ainsi que de la prédisposition de l’électeur dans son espace territorial de résidence.
Les résultats montrent que les tendances politiques des votants nationaux et des votants à distance sont curieusement similaires. En comparaison avec les élections de 2011, nous retrouvons en 2014 des résultats des votants tunisiens de l’étranger (de Rhône-Alpes, voire de France) synchronisés avec les résultats des votants nationaux. On retrouve la même majorité et la même opposition, la même bipolarisation avec le pays d’origine entre islamistes et modernistes, avec une tendance politique laïque et de gauche plus importante chez les électrices des agglomérations de moyenne et petite taille. En somme, une sorte de vote communautaire d’appartenance dédoublé. Mais, le vote des Tunisiens de l’étranger montre que, tout en reproduisant les principaux clivages du pays d’origine, reflèterait une réaction face aux dynamiques locales du et dans le pays de résidence. Les motifs et le degré de participation politique sont ainsi fonction des types de migration et des expériences migratoires. Les « Tunisiens de France » (natifs ou installés avant la fermeture des frontières) votent moins que les « Tunisiens en France » (nouvellement installés, depuis 20 ans).
En somme, la politisation soudaine des transnationaux tunisiens serait rattachée à leur changement de statut, du citoyen-sujet au citoyen-acteur. Un citoyen encore néophyte à vrai dire à ce stade. Un citoyen géographiquement distant, même s’il est symboliquement présent. Il n’est pas encore bien préparé face au changement, notamment pour les moins instruits des générations premières. Les Tunisiens en France, des années post-2000 sont, eux, plus qualifiés (cadres, étudiants installés, fonctions libérales). Le citoyen de masse n’est pas encore en phase avec les secrets de la politique tunisienne. Pour lui, l’essentiel est de contribuer au processus démocratique, de soutenir le pays, de disposer du droit de vote, d’accomplir son devoir civique « par amour du pays », d’après les informations transmises sur les candidats et les partis, de sortir de la marginalisation, surtout qu’il est déçu de la politique relative aux immigrés du pays d’accueil, toujours réticent à faciliter leur intégration.
Deux questions sont posées à la fin par Itidel Fadhloun : «Combien de migrants originaires des pays arabes ont vu leur pays d’origine se transformer politiquement ? Combien de transnationaux ont pu trouver un équilibre entre les pratiques démocratiques des pays d’accueil et celles de leurs compatriotes restés dans au pays ? ». Le contexte révolutionnaire met les Tunisiens de l’étranger dans une situation particulière qui leur permet d’accompagner le processus politique du pays d’origine ; de sortir de la « liminalité » et réussir une double citoyenneté, du dedans et du dehors ; enfin de s’affranchir de toute menace extrémiste. Il s’agit en somme d’une « forme d’éveil à la citoyenneté » tributaire aussi bien au contexte du pays d’origine qu’à celui du pays d’accueil.
Hatem M'rad