Point de vue – Tunisie. Le soi-disant déclin des partis politiques

 Point de vue – Tunisie. Le soi-disant déclin des partis politiques

Des supporters du président Kais Saied. crédit photo : Chedly Ben Ibrahim / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Depuis l’élection de Kais Saied en 2019, ses collaborateurs, partisans et lui-même ne cessent, sur la base du chaos parlementaire de la transition, d’accréditer l’idée que les partis politiques sont en phase de déclin. Il n’en est rien.

 

Régulièrement on voit ici et là, en Occident, comme récemment en Tunisie, des dirigeants politiques sans partis ou des observateurs prédicateurs  nous annoncer le déclin historique des partis, comme une sorte de signe avant-coureur de la fin d’une ère politique et le début d’une autre.

Il est vrai que plusieurs dirigeants, férocement réfractaires aux partis, comme les dictateurs du tiers-monde ou même des dirigeants des démocraties comme le général de Gaulle, considéraient les partis comme un obstacle au confortable gouvernement direct ou à leurs propres légitimités, issues non pas du peuple électoral, toujours circonstanciel et éphémère, mais du peuple historique profond, celui qui incarne la nation dans la durée. Carl Schmitt, partisan de l’autorité et du pouvoir fort, considérait les partis, incarnant à ses yeux des intérêts partiels, fragmentaires et groupusculaires, comme l’incarnation de la petitesse, du chaos parlementaire et un moyen d’immixtion des intérêts privés dans la sphère nobiliaire de l’Etat. Un Etat qui ne pouvait être incarné que par un seul homme, un chef, un miraculé, lui-même représentant digne du peuple entier. Seul le chef, le führer pouvait représenter le peuple comme unité, pas les partis groupusculaires, indignes représentants des intérêts partiels. 

Ces différentes perceptions des partis sont globalement approuvées par le président Saied, ses collaborateurs et ses partisans. La révolution a créé de petits monstres en la forme de partis, dont le nombre (plus de 200) atteste déjà de leur inanité et inutilité politiques. Ces partis ont dénaturé la révolution, ils ont empêché la transition, fait des compromis artificiels au détriment des compromis réels et provoqué une corruption généralisée et malsaine du système. Constat qui n’est pas entièrement erroné. Il faudrait alors créer un nouveau système propre à les marginaliser, en d’autres termes ériger un système conférant au Président de la République l’essentiel des pouvoirs de l’Etat, pour soi-disant réanimer un Etat atrophié et amorphe. On considérera alors, en vertu sans doute  de visées ambitieuses au pouvoir, que des circonstances particulières – agitation des partis et chaos parlementaire – pouvaient être une raison suffisante ou occasion propice, pour éradiquer systématiquement ou tenter d’éradiquer institutionnellement ou procéduralement le phénomène des partis politiques lui-même (trituration de la loi électorale, scrutin uninominal contre scrutin de liste, contrôle du financement, limitation de candidatures, conditions d’âge, mise à l’écart des médias de masse..etc). Le dictateur Ben Ali était passé maître dans les procédures et astuces limitant le jeu des partis et leur participation, ainsi que celle de leurs dirigeants, aux élections, notamment par ses fameuses mesures transitoires insérées dans la Constitution juste pour les besoins d’une échéance électorale particulière. 

Les partis, un moyen de sélection des candidats, de structuration du suffrage, de participation au pouvoir, de choix citoyen, de pluralisme politique, de contrôle du pouvoir, deviennent, comme toujours, la cible privilégié des hommes avides de pouvoir ou un obstacle au renforcement des pouvoirs d’un homme. Ecarter les partis, c’est écarter les électeurs, les citoyens, l’opinion du jeu politique, et les détourner de la démocratie. Le système devient une sorte de face-à-face pouvoir unique/peuple unique. Le péril est d’autant plus « imminent » que le pluralisme et la démocratie représentative sont en jeu. On ne reconnaît plus le peuple comme pluralité, seul le peuple comme unité abstraite ou métaphysique est pris en considération. 

Il est vrai que la nature de l’autorité s’est un peu transformée ces dernières années, comme on le voit dans l’élection de Trump, Macron, ou dans les élections récentes en Espagne, en Colombie, et maintenant en Tunisie. Plusieurs éléments corroborent cette évolution. Le pouvoir politique s’est fragmenté, les électeurs abandonnent les partis traditionnels au profit de partis protestataires, voire de partis d’insurgés, ou au profit de réseaux de la société civile, les électeurs votent pour des candidats indépendants par rapport au système politique, ou même pour des candidats hors-système et marginaux. Ils se méfient de la classe politique traditionnelle.

Ces nouveaux comportements observés dans plusieurs pays, relayés par des candidats et dirigeants populistes, vont dans le sens de la propagation de l’idée du déclin des partis. Quoique, lorsqu’on parle du déclin des partis, en Occident ou ailleurs, on pense au déclin des partis traditionnels ou des grands partis, pas des partis en général. Mais, la nature a horreur du vide. Ce qu’on appelle le déclin des partis anciens (comme les Républicains, gaullistes, socialistes en France) est contrebalancé par la montée de nouveaux partis (LREM, France insoumise). Kais Saied lui-même ne pourra survivre sur le plan parlementaire si ses partisans ne parviennent pas à créer un parti politique pour tenter de s’implanter territorialement dans le pays, et s’inscrire dans la durée. Le numérique  sur lequel ils se basent est censé trouver un écho présentiel des militants. Par ailleurs, les islamistes sont toujours en vie, quoique déclinants, ainsi que d’autres partis nés après 2011, comme Afek Tounès. Il n’est pas exclu que les prochaines échéances électorales et politiques puissent donner naissance à de nouveaux partis ou redynamiser d’anciens partis endormis.

Sur le plan sociologique, on observe deux choses dans les nouvelles formes et nouveaux comportements des partis. Choses qui ont conduit certains observateurs à prétendre au déclin des partis et à ne pas comprendre que les partis ne sont plus structurés à l’ère du numérique et d’internet, comme dans le passé. 

D’abord les partis se sont renouvelés par une sorte de professionnalisation croissante. Ils n’ont plus besoin de l’adhésion massive des militants, comme dans le passé. Ils ont d’autres moyens de mobilisation. Ils préfèrent la qualité des partenaires et des membres à leur quantité, la professionnalisation au militantisme bénévole, Ils sont de plus en plus réduits en nombre parce qu’ils délèguent plusieurs de leurs activités, exercées autrefois par les militants à des sociétés privées de service (organisation de congrès et meetings, sites numériques, affichage, tracts). Le financement de l’Etat leur permet aujourd’hui d’avoir une certaine autonomie et de se décharger de plusieurs fonctions.

Ensuite, il y a ce qu’on appelle aujourd’hui les « partis plateformes », c’est-à-dire des partis organisés dans des plateformes numériques en vue de favoriser la mobilisation électorale et la participation des militants. Obama a été le premier à mettre en place ce type de mobilisation, qui lui a permis de se faire élire, puis réélire. Le système a été généralisé depuis à différents partis du monde. Plusieurs partis, y compris en Tunisie, comme pour l’élection de Saied en 2019, et de multiples cyberactivistes font office de soldats de mobilisation en faveur de partis et candidats.

Tout cela peut faire croire à certains observateurs qu’il y a un déclin des partis, alors qu’il ne s’agit que d’une mutation de l’activité partisane. On a du mal à se dispenser de l’existence des partis et de leur rôle dans la quête de suffrages. Les régimes qui ont réduit comme une peau de chagrin les partis et le pluralisme, comme les dictatures et les fascismes, ont gardé malgré tout un parti unique (ce qui prouve indirectement leur utilité dans la conquête du pouvoir); les autres qui les ont carrément éradiqués, même au pouvoir (Libye sous Kadhafi, Arabie saoudite) ont vécu dans une anarchie démesurée ou vivent encore dans la féodalité politique. 

Les partis travaillent aujourd’hui différemment par rapport au système initial des partis, issu de la fin du XIXe siècle, système qui a fondé les concepts et conceptions de base de la philosophie des partis. Ils ont eu le mérite de se renouveler, alors que les esprits continuent à les voir autrement, dans leur forme ancienne du XIXe siècle. Les partis ont pourtant survolé l’histoire politique. Ils se regroupaient autour d’un homme illustre dans l’Antiquité grecque et romaine, à des niveaux variables ; ils ont par la suite, à partir du début du XVIIIe siècle, pris la forme de cercles de pensée ou clubs politiques d’opinion (Jacobins, Montagnards) ; puis des clans se sont réunis autour de notables au XIXe siècle ; puis ils se sont organisés, structurés et centralisés jusqu’à la fin du XXe siècle, Depuis le début du XIXe siècle, ils se sont professionnalisés et numérisés. Leur déclin n’existe que dans l’esprit des dirigeants, partisans ou prophètes de la politique, pas dans la réalité politique. Naissance, transformation et continuité caractérisent leur histoire.

 

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