Le risque d’implosion d’un parti au pouvoir
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Nida Tounès est un parti qui fait tout à la hâte. Crée depuis trois ans et demi, accédant au pouvoir depuis onze mois, en réussissant à obtenir la majorité tant aux législatives aux présidentielles, il risque déjà, presque aussitôt né et aussitôt au pouvoir, la scission et l’implosion. Cela n’arrive pas souvent dans les partis politiques.
Les expériences comparées nous disent beaucoup de choses sur l’implosion des partis. Les grands partis peuvent imploser en raison des mutations, recompositions ou des transformations du système politique et partisan, qui passent par exemple du multipartisme au bipartisme ou au parti hégémonique ou du parti unique ou hégémonique au multipartisme intégral, comme, dans ce dernier cas en Tunisie. Pire, ils peuvent même disparaitre dans de telles circonstances, comme la Démocratie chrétienne en Italie, un parti du centre-droit longtemps dominant. Si le parti n’arrive plus à trouver ses repères dans le nouveau système politique et partisan, il s’implose, provoque des scissions, change d’orientation idéologique et de nom ou disparaît carrément de la scène politique dominée alors par des nouveaux venus.
Les partis s’implosent aussi lorsqu’ils fonctionnent à huis-clos et ne sont plus en phase de la société ou ne fonctionnent plus que de haut en bas, n’arrivant plus à renouer avec les citoyens. Les partis implosent aussi lorsque le pouvoir au sein du parti se concentre entre les mains d’une personne, d’un clan, d’une coterie ou d’une famille biologique ou politique, comme le cas du parti social-démocrate congolais, l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (PDPS), qui s’est opposé à la dictature du maréchal Mobutu ou le cas d’autres partis africains. Le parti implose aussi lorsqu’il est vivement contesté par un groupe rebelle ou courant réfractaire qui s’est créé en son sein. Au Gabon, un groupe du Parti Démocratique Gabonais (PDG), le parti du président Ali Bongo Ondimba, se faisant appeler « Héritage et Modernité », devenant trop critique au parti, réclamant la démocratie interne dans le parti, a tenté d’imploser le parti. En Algérie encore, les partis politiques les plus en vue ont implosé ou ont failli imploser avant les élections présidentielles de 2014, car – et c’est une autre raison- ils ont été déstabilisés par les hommes d’appareil du système. Certaines de ces implosions rejoignent celle de Nida Tounès.
Il est vrai que le nouveau système politique, tel qu’il a été conçu dans la nouvelle Constitution de 2014, semble se retourner contre ceux-là mêmes qui ont voulu le méconnaitre, à commencer par le président Béji Caïd Essebsi et son parti Nida Tounès. Ce système a conçu un régime parlementaire déséquilibré ou atténué dans lequel le chef du gouvernement, qui tient sa légitimité de la majorité parlementaire, devrait normalement exercer l’essentiel du pouvoir, conduire la politique générale de l’Etat et être responsable seulement devant l’Assemblée des représentants du peuple, et non devant le président de la République. Le président ne devant nommer à la tête du gouvernement que le chef du parti majoritaire au parlement et non un technocrate n’ayant aucune responsabilité politique, non élu, comme l’est Habib Essid, l’actuel chef du gouvernement, et cela même dans un gouvernement de coalition.
On sait que certaines contraintes ont pesé sur de tels choix par Essebsi. D’un côté, l’âge de ce dernier l’empêche de postuler pour le poste de chef de gouvernement. D’un autre côté, le choix de Habib Essid, un homme neutre politiquement, est suggéré par l’idée ou la nécessité du gouvernement de coalition où Nida devrait abandonner ses privilèges pour permettre la réalisation de la majorité politique et satisfaire ses alliés, notamment Ennahdha.
Mais, quelles que soient les raisons invoquées, le problème, c’est qu’on s’est permis d’inverser le processus. Essebsi, en tant que chef du parti majoritaire, aurait dû normalement être désigné chef du gouvernement par un autre président et exercer ainsi l’essentiel du pouvoir de l’Etat. Le président élu, qui a peu de pouvoirs effectifs, aurait dû être une autre personnalité moins voyante, moins importante qu’Essebsi. Celui-ci aurait alors mieux maîtrisé son parti Nida Tounès, car le chef du gouvernement n’est pas tenu de démissionner de son parti comme le président. Il aurait aussi été en contact permanent avec le groupe parlementaire du parti, et aurait mieux imposé la discipline de ses troupes. L’imaginaire collectif des Tunisiens et des acteurs politiques, eux-mêmes obsédés par les vestiges du présidentialisme de l’ancien régime, ne facilitent pas encore les choses. On croit à tort encore que le président est encore tout ou fait tout. On sait que cela ne se passe plus ainsi.
Les contorsions du système se payent cash en politique. Bourguiba et Ben Ali ont faussé le régime présidentiel, Essebsi a faussé la nature et l’esprit du nouveau système parlementaire. Qu’il soit contraint par la force des choses et les difficultés de la recherche de la majorité, cela ne change pas les contorsions et l’ambiguïté du système, devenu vicié avant même sa mise en œuvre. Voilà les raisons profondes de l’implosion de Nida, au-delà des luttes de clans qui le traversent.
La crise semble provenir du report indéfini du Congrès du parti. Ce report fait partie des plans du clan de Mohsen Marzouk qui semble vouloir gagner du temps, du fait de la supériorité numérique des députés attachées au groupe de Hafedh Caïd Essebsi et de la consistance de ses réseaux régionaux. Sinon pourquoi ce report ? Le groupe du fils d’Essebsi peut toujours considérer que Marzouk cherche à maitriser le processus menant au leadership, mettre ses tentacules sur Nida et ses réseaux, si bien que le report paraisse en lui-même une sorte de déclaration de guerre. Le groupe de Marzouk considère que le fils du président n’a aucun titre pour prétendre jouer un rôle de leadership à Nida. Il n’est ni un homme politique professionnel, ni un des membres fondateurs de Nida, même s’il s’est révélé un homme d’appareil efficace.
Toutefois, le report du Congrès n’explique pas tout. Comme dans tout parti, au-delà des questions organisationnelles et idéologiques, il y a aussi certainement des rivalités et des incompatibilités d’humeur entre les personnalités dirigeantes des deux groupes. Des incompatibilités qui doivent elles-mêmes prolonger les différences politiques entre les courants destouriens, rcédistes, démocrates libéraux et progressistes qui végètent au sein du parti. Ces derniers ont toujours considéré que la direction du parti par le fils du fondateur ne donne pas une bonne image de la démocratie interne du parti, même si le fils est soutenu par le père, la mère et plusieurs réseaux du parti. N’oublions pas aussi que le rusé Béji Caïd Essebsi semble avoir choisi son camp à l’avance. Il a d’abord laissé faire son propre fils, en s’abritant derrière l’efficacité du fils ou le fait qu’en tant que président démissionnaire du parti, il ne peut plus intervenir pour l’écarter. Il a ensuite laissé faire son chef de cabinet à la présidence, Ridha Belhaj, censé exercer ses fonctions de manière discrétionnaire, comme il est de coutume pour les collaborateurs directs du président, et que BCE aurait pu retenir cette fois-ci à la présidence. Car, là, le président étant vraiment son supérieur immédiat à la présidence, il ne peut plus se réfugier derrière la démission de son parti d’origine.
En fait, le report de la question de la tenue du congrès alourdit le déficit de légitimité des structures du parti au sommet. Que veulent dire en l’absence d’un congrès constitutif du parti les organes appelés « bureau politique », « comité exécutif », « comité constitutif », ou même « président du parti » ? Cela facilite les improvisations et les incompréhensions des uns et des autres. Ce déficit de légitimité aurait pu passer sous silence s’il y avait un consensus solide au sein du parti. Plusieurs nouveaux partis actuels n’ont pas fait leurs congrès et ils ne donnent pas en spectacle leurs divisions internes. Ils patientent, car ils n’ont pas de problème de leadership.
Il reste pour un parti de pouvoir, comme Nida, de retrouver la raison ou le bon sens politique et de savoir rebondir, surtout que les municipales approchent (prévues pour octobre 2016). Les grands partis savent faire cohabiter différents courants en leur sein. On peut même dire que les grands partis sont historiquement dans les démocraties ceux qui connaissent plusieurs courants, mais aussi ceux dont la diversité n’exclut pas l’unité.
Aujourd’hui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’espoir de Nida Tounès réside dans l’existence des islamistes. Le parti peut toujours être sauvé par la menace toujours suspendue d’Ennahdha et de l’islamisation rampante de la société, par le risque de perdre la majorité et de retourner aux électeurs, et par le fait que Nida est né d’un besoin social, d’un besoin de modernité, de liberté et de progrès face à l’obscurantisme religieux. Or ce besoin est toujours présent et ressenti par les populations, malgré les luttes fratricides au sein du parti.
Hatem M’rad