Point de vue – Tunisie. Le retour du délire collectif

 Point de vue – Tunisie. Le retour du délire collectif

APA / AFP

Le délire collectif atteint aujourd’hui, dans des proportions importantes, mais variables, aussi bien les partisans de Kais Saïed que ceux de Abir Moussi. Quelles implications ?

 

On pensait que le délire collectif autour d’un homme-miracle était derrière nous. Après la mobilisation post-coloniale, la politique de gestion de l’enthousiasme collectif du « combattant suprême » et le faux-leadership benalien, on pensait que la foule va s’assagir et garder raison. Malheureusement, si d’un côté, la chute de la dictature était censée remettre les choses dans leur état normal, et si l’apprentissage démocratique tendait à relativiser les partis, les idées et les choses, la Révolution était, elle, un effervescent historique exceptionnel de nature à contrecarrer la normalité politique. Elle nous rappelait les épopées héroïques antiques, dignes d’Ulysse, d’Alexandre le Grand et de César. C’est la phase du citoyen héros, habité par les mythes, du parti missionnaire et des hommes ou femmes divins. Tout est paranormal. C’est à croire que les peuples révolutionnaires sont enclins à croire au miracle pour bien ressentir leur renaissance, pour peu qu’on sache les appâter.

Les anciens opposants (de type Chebbi, Ben Jaâfar, et autres) sont des opposants d’un monde périmé ; les hommes de gauche protestataire (comme Hammami) sont trop « archaïques » pour un peuple en droit de rêver une nouvelle modernité ; le vieux Essebsi était trop sage pour être héroïque, emporter l’adhésion et faire vibrer l’émotion collective ; le cheikh Ghannouchi, « prophète » d’une secte violente, était trop anti-charismatique, trop maudit par les laïcs, trop usé par la dissidence interne, pour déclencher le délire collectif autour de sa personne (au-delà des allégeances personnelles féodales). Ne restent plus que deux candidats à la carrière, propres à susciter le délire collectif autour de leurs personnes et de leurs missions, Kais Saied et Abir Moussi.

L’Incorruptible et Jeanne d’Arc

Kais Saied a réussi à être président de la République. Il a déjà fait vibrer le peuple de l’intérieur, en mal-être profond, par la seule intonation professorale de sa voix. Il a le verbe haut des époques révolutionnaires euphoriques. « L’Incorruptible » rappelait un peu trop Robespierre avec ses penchants moralisateurs, sa bible rousseauiste et son goût de l’abstraction métaphysique. Le peuple profond a beau ne pas trop comprendre ses envolées lyriques juridicisées, il ne succombait pas moins aux charmes du sauveur, à cette voix des sans voix, au justicier persécutant les 40 voleurs. L’homme parvient à susciter quelques délires collectifs dans ses bains de foule, quand il se déplace dans les zones reculées, ou dans les quartiers populaires, même si son charisme n’est pas tout à fait au point. Mais il arrive à communiquer avec son incommunicabilité naturelle.

Abir Moussi est, elle, la nouvelle Jeanne d’Arc des laïco-destouriens, un ensemble composé de partisans de l’ancien régime, des déçus d’Essebsisime et des écœurés de l’islamisme. La nouvelle gladiatrice, partie en guerre de religion contre les religieux et contre les pseudo-révolutionnaires de tous bords, parvient à drainer la foule, mais aussi à euphoriser ses partisans par des recettes énergisantes : discours, buzz, vidéos, disputes violentes et semi-fabriquées contre les islamistes, sit-in, grèves à l’assemblée. Le peuple, déçu par les hommes de la Révolution et de la transition, s’y plaît visiblement dans le spectacle d’une femme combattant virilement la masculinité des islamistes, aussi ésotériques que menaçants. Là où le bât blesse, c’est que la séduction du leadership transmigre vers un délire collectif, celui de ses partisans qui s’estiment en devoir de protéger leur rebelle « sainte », une femme se battant toute seule, à leurs dires, contre l’Etat islamiste, même interdite des médias. Ce faisant, les partisans de Abir Moussi veulent créer un nouveau mythe de l’opposition contre les islamistes. Mandela avait l’apartheid en face, Abir a ses islamistes. Même si, pour l’instant, seul Béji Caïd Essebsi a pu battre les islamistes simultanément  aux législatives et aux présidentielles. Un fait qui n’est pas prêt à se reproduire dans l’état des rapports de forces actuels et des caractéristiques des leaders.

Gare à celui qui doute du mythe ou qui critique la Jeanne d’Arc post-révolution dans les réseaux sociaux. Les critiques sauront aussitôt ce que « délire collectif » veut dire. Critiquer « l’œuvre » de reconquête ou la personne de Abir Moussi, la nouvelle-ancienne, c’est devenir « traître » à la cause de la Tunisie, aux acquis laïcs de l’indépendance, un sous-fifre des islamistes, un démocrate qui croit naïvement aux bienfaits de la démocratie et de la Révolution, si « trompeuses » soient-elles. Abir Moussi n’est pas habituée à la critique, son irascibilité face à l’adversité est curieuse pour une guerrière. Elle veut coûte que coûte avoir raison contre tous, même si elle a tort. Ses partisans, à la chasse des critiques facebookiennes, savent comment déverser leur discours euphorisants et haineux,  pour ériger la citadelle protectrice de leur mythe. On est dans « l’acclamation » chère à Carl Schmitt, pas du respect de la pluralité.

Hystérie collective

Certes, on n’en est pas encore aux chefs totalitaires et autoritaires dont l’intensité de leur pouvoir pouvait aller jusqu’à donner leurs noms à leurs régimes (maoïsme, stalinisme, hitlérisme, mussolinisme, khomeynisme, bourguibisme). On n’en est pas encore aux « guides suprêmes », « fondateurs », « visionnaires », « infaillibles », qui ne se trompent jamais, aux « surhommes ». Mais, on n’en est pas loin aujourd’hui en Tunisie. N’oublions pas que l’émergence de ce type de leadership, cette gestion de l’enthousiasme collectif, n’ont été possibles dans l’histoire que parce qu’elles ont été le résultat d’une certaine configuration politique et d’un certain nombre de techniques d’accès (ou d’exercice du) au pouvoir. Ces mythes ont été possibles parce que toute critique, tout pluralisme ont été supprimés. Le jour où on a crié « Mussolini a toujours raison » (Mussolini ha sempre ragione), aucune voix ne pouvait plus mettre en cause cette affirmation. Quand Bourguiba murmurait « Eddayla, hum.. », tout le monde se taisait et s’inclinait. Le culte de la personnalité se met en place, orchestré par le parti et les partisans enthousiastes. On entre dans une sorte de délire collectif, se substituant à la raison, au dialogue et à la collaboration politique utile. Cette hystérie collective se rencontre à vrai dire beaucoup plus dans les meetings populaires et dans les déplacements de Abir Moussi, que dans ceux de  Kais Saïed, qui a des réseaux en guise de parti. Les psychologues n’ont pas tort quand ils parlent de phénomène de transfert, d’identification.

Même en temps de transition, au pouvoir ou à l’opposition, mieux vaut préférer la lucidité des chefs et le sens de la mesure au délire collectif des masses. Raisonnable, pragmatique, non idéologue, ce sont les qualités d’une autre femme politique, Angela Merkel, sans doute meilleure dirigeante que beaucoup d’hommes et femmes politiques, à commencer par la turbulente Margaret Thatcher, trop polarisatrice. Depuis une vingtaine d’années, et après quatre mandats successifs, la popularité personnelle d’Angela Merkel n’a pas décliné d’un iota, se situant entre 60 et 80% d’opinions favorables, abstraction faite de la popularité de son parti. Elle est un mythe réel, qui n’ignore pas ce que recherche de consensus profond veut dire dans une Allemagne qui a déjà été terrassée par la monstruosité historique. Merkel nous change du délire collectif des partisans, savamment entretenu par des chefs. Kais Saied et Abir Moussi, chacun à sa manière, chacun à sa place, gagnent alors à s’en inspirer.

 

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