Point de vue – Tunisie. Le racisme, stade suprême du nationalisme

 Point de vue – Tunisie. Le racisme, stade suprême du nationalisme

Manifestation à Tunis, le 25 février 2023, contre le président tunisien Kais Saied après sa déclaration contre les migrants africains, affirmant que leur présence était une source de « violence et de crimes ». Yassine Mahjoub / NurPhoto / NurPhoto via AFP

L’histoire atteste des liens vicieux et dramatiques entre le nationalisme, l’identitarisme et le racisme. Les propos récents du président Saïed sur les migrants subsahariens le confirment encore.

Il faut le savoir, le nationalisme du pouvoir, comme l’attachement à l’identitarisme, conduisent souvent au racisme, et le racisme paraît souvent comme le stade suprême du nationalisme, à titre conscient ou inconscient. C’est l’histoire politique elle-même qui le montre, sans ambiguïté. Même s’il n’est pas permis de tout confondre. Deux types d’attachement à la nation affectent grosso modo les pouvoirs politiques. On peut distinguer entre « être nationaliste » et « aimer sa nation ». La première forme a été, il est vrai, davantage théorisée (diaboliquement même) que la seconde qui, elle, est plutôt une forme pragmatique attachée à l’action des grandes figures politiques. Les conséquences de ces deux types sur les droits et libertés des citoyens sont loin d’être fictives ou inopérantes.

  • Le « nationalisme », première forme, est très souvent œuvre de discrimination, d’étroitesse de vue, de haine de l’autre et, couronnement du tout, de racisme, outre que, souvent, il dissimule une forme militaire, autoritaire et populiste du régime politique. Hitler, Mussolini, Staline, et dans une moindre mesure Pétain, en étaient pionniers, puis Nasser, Bachar, Saddam, Ben Bella, Chavez, Poutine, etc. Peu de ceux qui l’ont défendu, même à des degrés variables, ont pu y échapper. Ses théoriciens y ont aussi succombé, comme Johann Herder, Carl Schmitt, les théoriciens baâthistes arabes, et d’autres. Sa logique est impitoyable et dévastatrice. Le sol, le sang et l’âme du peuple ne se marchandent pas, ils doivent être unis comme un bloc. Le chef politique est là pour les servir et les protéger. L’autoritarisme est alors nécessaire à la protection du nationalisme.
  • « L’amour de la nation », deuxième forme, est, lui, compatible avec le patriotisme, l’ouverture sur les autres, la tolérance et l’universalisme. De Gaulle et Bourguiba rentrent dans cette dernière catégorie. De Gaulle avait une haute idée de sa nation, qui a été illustrée par des institutions solides qui lui ont survécu. Bourguiba a contribué à l’indépendance de la nation (avec d’autres militants et l’appui des États-Unis) et à construire un Etat viable sur la base de la raison et du progrès, contre la tradition et les préjugés, même s’il était despotique et enclin au culte du « moi ». Il n’était pas nationaliste, parce qu’il croyait en l’esprit universel. Il pensait que la grandeur des nations est dans la civilisation, pas dans l’« éthnisme ». Le nationalisme est trop belliqueux, trop idéologique, trop limité et sectaire pour faire consensus auprès d’une propre nation.

Le nationalisme et le racisme, qui lui est inhérent, portés souvent par des dictateurs en puissance ou en acte, nous rappellent de vieux souvenirs monstrueux dont l’histoire du XXe siècle en a été témoin. Les Tunisiens, citoyens comme élites, doivent en être hautement conscients. Les propos récents du président Saied, condamnés, à l’intérieur du pays comme à l’étranger, pour leur connotation raciste par le tribunal de la conscience humaine, comme par l’Union africaine, ne peuvent laisser indifférents. Des propos comme « les hordes sauvages d’émigrants africains » envahissant la Tunisie, entrés clandestinement, et qui vont « métamorphoser la composition démographique et le caractère arabo-musulman des tunisiens », sont intolérables et condamnables. Les migrants subsahariens sont au nombre de 21 000 (chiffre officiel). Ils n’ont rien à recomposer ou à métamorphoser dans une nation de 12 millions d’habitants. Et même ! Est-ce une raison ?

Il était attendu que l’excroissance du nationalisme présidentiel se meuve en racisme. Un « chef d’Etat » qui a du mal à tracer une barrière infranchissable entre ses états d’âmes et les exigences de la responsabilité collective de ses actes et propos y parvient aisément. En politique, la parole du pouvoir n’est pas indifférente. Bertrand de Jouvenel parlait dans son livre De la politique pure (Paris, Calmann-Lévy, 1963, 2e éd. 1977, p.145-146) d’ « un phénomène central de la politique : la pression exercée par les paroles sur le comportement d’autrui. Quand des paroles prononcées par un individu (au surplus président) affectent le comportement de plusieurs, c’est la preuve que les paroles ont du poids… L’effet des paroles sur les actions est l’action politique fondamentale », surtout s’il s’agit de manipulation des passions collectives, d’incitation à la haine ou d’un discours raciste. De fait, des migrants, même étudiants en situation régulière, ont été agressés par des Tunisiens qui ont cru le président sur parole, dans certains quartiers populaires, où ils ont subi une chasse à l’homme (comme à Sfax). C’est vrai, le pouvoir tunisien n’innove pas en la matière. D’autres dirigeants un peu partout dans le monde ont été affectés par le racisme ou la discrimination (Trump, Maduro). Le racisme est souvent travesti en politique par des considérations d’intérêt général. Le président tunisien semble même suivre encore une fois le mauvais exemple du pouvoir algérien. Il y a quelques années, l’Algérie avait organisé une vaste opération d’expulsion de migrants subsahariens. Un précédent existe déjà au Maghreb.

Les Tunisiens qui ont la conscience de leur être et de leur citoyenneté ne peuvent rester inertes face à la remise en cause radicale du vouloir-vivre collectif, des valeurs partagées, déjà malmenés par les persécutions de l’opposition, des médias et la remise en cause de la démocratie. Le racisme n’a jamais bâti les nations, il les détruit au contraire, surtout lorsqu’il est exprimé par un chef d’Etat, gouvernant le pays par l’exceptionnalité, la confiscation des pouvoirs et le présidentialisme.

ll est en effet des moments dans la vie des peuples, où la science dite moderne, supposée être la forme la plus élevée de la connaissance, n’est plus d’aucun secours, d’aucun progrès. Il est des moments tragiques qui ne conviennent plus à l’étalage inapproprié des statistiques, chiffres et sondages, pour sauver une nation en détresse; où les « amis » et les « ennemis » ne sont plus ceux auxquels on croit; où l’objectivité systématique et malsaine devient une abdication de l’esprit universel; où ce sont, au contraire, les valeurs qui sont censées devenir transcendantes, parce que déterminant les grands choix, les orientations de la politique et le destin des nations; et où la responsabilité du citoyen est plus sollicitée que jamais face aux programmes suggérés de la servitude. C’est le cas en ces temps douloureux en Tunisie.

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