Point de vue – Tunisie. Le pouvoir « inexécutif »
Un conflit mi-personnel, mi-politique entre les deux têtes de l’exécutif paralyse depuis quelques semaines l’action du gouvernement. Après la dérive du Parlement, survient le tour du pouvoir « inexécutif ».
Comment peut-on appeler un pouvoir exécutif, en l’espèce dyarchique, qui n’exécute pas sa mission principale, autrement que pouvoir « inexécutif », à supposer que le terme « pouvoir » signifie en l’espèce quelque chose. Deux têtes de l’exécutif, un président de la République et un chef de gouvernement en conflit dès la nomination de ce dernier et l’installation de son gouvernement, qui paralysent l’Etat pour des questions procédurales mineures ou formelles, qui confondent dissensus politique et incompatibilité d’humeur, qui substituent la petite politique à la haute politique, pour laquelle ils sont désignés.
Jusque-là, on considérait que l’instabilité était le fait du Parlement et de la partitocratie, maintenant c’est au tour de l’exécutif de compléter le tableau de la division politique. Même si le jeu parlementaire n’est pas étranger ici à l’inexécution de l’exécutif. On sait que, en profondeur, le régime politique reste la cause des malheurs de la Tunisie politique et sociale, mais là, on y ajoute un autre ingrédient de circonstances : l’entêtement inopérant des deux têtes de l’exécutif, bloquant l’exécutif, le Parlement et la société avec eux. Même au temps de la rébellion de Chahed vis-à-vis d’Essebsi, on n’est pas arrivé à un tel niveau, à une telle escalade.
Un président contre tous
Quels sont les faits ? Le président Kais Saied désigne un nouveau chef de gouvernement, Hichem Mechichi, après la démission de l’éphémère gouvernement de Elyès Fakhfakh, dans lequel d’ailleurs Mechichi était le ministre de l’Intérieur. Deux jours après, le président change curieusement d’avis, se rétracte et dénonce son propre choix de Mechichi à la tête du gouvernement. On ne connait pas la version officielle de ce volte-face, mais il est fort probable que le Président se soit aperçu que le nouveau chef de gouvernement s’apprêtait à s’allier à des parties exécrées par lui, Ennahdha et Qalb Tounès, qui incarnaient le mal absolu pour un président rigidement probe. Le président risquait d’être mis hors-jeu par cette majorité complice au gouvernement, animée par de mauvaises intentions, alors qu’il croyait que ce gouvernement Mechichi, dans le prolongement du gouvernement Fakhfakh, était le sien. Il a senti ce rapprochement Mechichi-islamistes-Qalbistes comme étant dirigé contre lui, en tant que président élu par les déshérités de la terre, en guerre contre les combines, la corruption, la trahison et la violence.
En somme, la probité était, devait-il croire, la mission pour laquelle il a été élu souverainement par un peuple désemparé, perdu dans l’univers d’une Révolution confisquée, ballotée entre des voix et des courants contradictoires dont il a du mal à faire la part des choses. Un « peuple » que Hegel appelait la partie de la nation qui ne sait pas ce qu’elle veut, et que tout au plus sait-elle dans certaines circonstances ce qu’elle ne veut pas. C’est en effet au peuple que doit penser surtout Kais Saied dans son bras-de-fer avec le chef du gouvernement, soutenu, lui, par un autre peuple ennemi, une autre majorité composite. Kais Saied croit qu’il a une meilleure légitimité populaire que le gouvernement et le Parlement réunis, que le peuple, c’est lui seul qui le représente. Alors que, en réalité, la représentativité du Parlement est plus authentique, plurielle et plus réelle, et que s’il y avait au deuxième tour un candidat autre que Nabil Karoui, à peine sorti de prison, accusé de corruption, Kais Saied n’aurait probablement pas remporté l’élection. Ce conflit de personnes est ainsi en filigrane, un conflit de représentativité, entre un « bon » représentant, Kais le juriste-saint, et un « mauvais » représentant, Mechichi, l’énarque enrôlé par une majorité ennemie, soutenu par un peuple hostile au peuple providentiel de Saied.
Renvoi des ministres de la présidence
Mechichi a tenu, lui et sa majorité, rigueur au président des circonstances de sa désignation reniée. Il est de plus en plus embarrassé par le style artificiel, professoral, péremptoire et belliqueux du président dans ses rapports avec lui et avec son gouvernement, et poussé par le désir de sa majorité islamo-qalbiste, de mettre un terme à l’interventionnisme présidentiel. Il décide de mettre à l’écart les ministres qui lui ont été imposés initialement par le président en dehors de sa sphère de compétences, et procède à un large remaniement d’une douzaine de ministres. Ces ministres ont obtenu la confiance nécessaire du parlement à la majorité absolue. Mais le président, lui rendant les pièces de sa monnaie, refuse radicalement de recevoir les nouveaux ministres pour qu’ils prêtent serment devant lui, au prétexte que quatre d’entre eux, non nommément désignés, étaient suspectés de corruption. Ce qui paralyse le jeu et l’action politiques.
L’Etat est alors suspendu à la volonté des deux têtes de l’exécutif, incapables d’exécuter quoi que ce soit. Deux parvenus en politique, sans expérience éprouvée des conflits politiques et institutionnels majeurs, qui sont venus à « la » politique sans passer véritablement par « le » politique. La preuve, ils peinent à administrer, à dialoguer, à concéder et à décider. Un exécutif qui ne remplit pas sa première mission : l’exécution d’une politique.
Désamorcer la paralysie de l’Etat
Jusqu’à quand devrait-on observer une telle opiniâtreté malsaine, obstruante et négative dans les hautes sphères de l’Etat ? Mechichi, nouvellement gagné par l’ambition politique, devrait emprunter une attitude pragmatique s’il voudrait demeurer au pouvoir, et « agir de concert » avec le président, du moins pour surmonter un tel conflit inutile. L’incompatibilité d’humeur entre Chirac (Premier ministre de droite) et Mitterand (président de gauche) à l’époque de la cohabitation n’a jamais égratigné leur sens respectif du devoir de l’Etat. Sur les questions internationales et européennes, ils étaient toujours sur la même longueur d’onde pour le bien de leur pays.
Il est plus facile pour le chef du gouvernement, pour désamorcer la crise, de convaincre Ennahdha de changer les ministres contestés par le président que de tenir tête obstinément à un président, lui-même obstiné, et qui a l’habitude de n’en faire qu’à sa tête. Concession n’est pas ici recul, mais avancée. Les pouvoirs de l’Etat issus du régime politique sont d’ailleurs ambigus, enchevêtrés et peu logiques. On a du mal à connaitre ce qu’on appelle « l’esprit des institutions ». Le prolongement de la crise a d’ailleurs renforcé dans les sondages la popularité du président, sans doute au détriment de celle de Mechichi et de ses alliés. Il est inutile et improductif en politique de répondre à un entêtement par un autre entêtement, ni d’avoir des états d’âme quand on est en charge de la collectivité. Le blocage de l’action politique n’est profitable à personne. Le sage Essebsi, qui avait, lui, de la hauteur de vue, et qui aurait dénoncé cette puérilité au sommet de l’Etat, savait ce que conciliation signifiait en politique. Si Mechichi concède de changer les ministres non désirés par le président, cela voudrait dire que c’est lui qui aurait résolu une crise provoquée par l’entêtement d’un président. Par la même occasion, il aurait montré au président qu’il est toujours le chef de gouvernement en exercice. Et quand on est au pouvoir, on n’est jamais perdant, quelles que soient les circonstances, du moins tant qu’on a l’appui de la majorité parlementaire. Et il semble l’avoir encore.
S’il assouplit sa position, le prochain serment qu’auront à prêter les nouveaux ministres du gouvernement auprès du président sera perçu comme un signe de maturité et de collaboration politique. Alors que le président donnerait l’image d’un responsable qui a mis à mal le fonctionnement des institutions de l’Etat, en dépit de sa popularité.
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