Point de vue – Tunisie. Le pouvoir d’un Parlement délétère
Le Parlement tunisien est le maître du jeu politique de la transition, tant en pouvoirs effectifs, qu’en force de nuisance.
Il ressort de la pratique et de la théorie du système politique tunisien actuel, et même depuis l’Assemblée constituante de 2011, que le pouvoir politique effectif se trouve au Parlement.
Il peut certes être concurrencé par celui du président de la République, lorsque celui-ci fait montre d’une hostilité ou résistance vigoureuse à agir contre son gré ou à signer un texte maladroit, lorsqu’il tient à défendre strictement sa sphère de compétence en politique étrangère, de défense et de sécurité, ou comme maintenant avec Kais Saïed, en exploitant les dispositions de la Constitution, lui permettant de choisir lui-même un deuxième chef de gouvernement (Hichem Mechichi), après l’échec du premier (Habib Jomli), en refusant de tenir compte de la majorité politique ou des candidats proposés par les partis.
Le Parlement peut aussi être concurrencé par le chef du gouvernement dans certaines circonstances, lorsque celui-ci, s’affranchissant momentanément de la majorité parlementaire (Elyès Fakhfakh) ou du président élu qui l’a couronné (Youssef Chahed), tente d’étendre son pouvoir d’action, déjà assez consistant.
Même dans ce dernier cas, Youssef Chahed s’est affranchi du Président Essebsi et de son parti Nida, mais pas de la majorité parlementaire dirigée par les islamistes, avec laquelle il a collaboré, notamment après le déclin numérique de Nida Tounès au Parlement. Sans compter que le chef du gouvernement ne dispose pas de son pouvoir essentiel, habituel dans un régime parlementaire : la dissolution.
« On se demande à quoi servirait de déloger le président du Parlement, qui reste, même en tant que député élu, le maître de la majorité parlementaire et politique. »
Mais, le Parlement reste le maître du jeu politique, système parlementaire oblige. Il a un pouvoir d’action et un pouvoir de nuisance, pouvoir de vie et pouvoir de mort sur le gouvernement (souvent), et surtout le plan législatif (toujours).
Il peut accélérer comme retarder son action, son approbation, ses votes et ses séances. Les lois sont votées davantage selon la nature des enjeux, opportunités, alliances, compromis de l’heure, que selon les impératifs de nation ou selon des convictions politiques.
La loi n’est pas « l’expression de la volonté générale », chère à Rousseau, elle est plutôt l’expression du maître-chanteur et des transactions politiques, au profit de quelques factions ou lobbies.
La Cour constitutionnelle et les autorités de régulation, adoptées pourtant par la Constituante à une forte majorité, quasi unanime, sont mises au fond du tiroir par des factions selon des enjeux inavouables.
« Pour espérer un changement politique, il faudrait changer de majorité ou dissoudre le Parlement. »
Depuis l’Assemblée constituante de 2011, le pouvoir du Parlement est dominé sans conteste par les islamistes, qu’ils soient officiellement au pouvoir comme en 2011, ou officieusement à l’opposition, comme après 2014. Les laïcs sont aussi effrités qu’irrésolus et peu solidaires dans leurs alliances. Les uns se rapprochent de la mouvance islamiste d’Ennahdha et d’Al-Karama, comme Qalb Tounès, par un moyen ou un autre, pour une raison ou une autre (alliances, immunité parlementaire, marchés financiers), les autres s’opposent à cette mouvance d’une manière ou d’une autre (abstention, votes contre, chahut, sit-in, techniques procédurales).
Le président de la République, de nature rebelle, a désigné un chef de gouvernement bien à lui, un administrateur étatique, un profil qui fait horreur aux islamistes. Ces derniers restent majoritaires au Parlement. Les 217 sont soumis à la règle de 109, que détient l’alliance Ennahdha/Al-Karama/Qalb Tounès, à même de franchir le seuil de la majorité absolue, pas le camp d’en face, toujours dispersé en l’absence d’un rassembleur. La force de nuisance de cette alliance restera intacte.
On a tenté de déloger Ghannouchi, le président du Parlement, vilipendé par les laïcs démocrates. Peine perdue. Non seulement les démocrates laïcs ont l’habitude de la dispersion (voir leurs votes sur la question), outre que leur dilemme du jour se trouve entre l’ancien régime benaliste et les islamistes passéistes, mais on se demande à quoi servirait de déloger le président du Parlement, qui reste, même en tant que député élu, le maître de la majorité parlementaire et politique.
On congédie symboliquement l’homme d’une fonction tout autant symbolique, mais sa majorité gouvernera en toute vraisemblance jusqu’à la fin du mandat parlementaire. Pour espérer un changement politique, il faudrait changer de majorité ou dissoudre le Parlement. Ce qui n’est pas (encore) le cas.
« Le Parlement ne cherche pas à collaborer avec le gouvernement en tant que Parlement, mais à le démolir ou à lui nuire en feignant de le suivre. »
Les islamistes vont jouer le jeu avec le gouvernement Mechichi. Ils feindront de s’aplatir, mais sortiront leurs griffes au moment opportun et marchanderont les lois ou les décisions une par une. Ils ne laisseront rien passer sans imposer des concessions de la part de la partie adverse. Si on croit que le gouvernement de Mechichi, fut-il d’union nationale ou technocrate, gouvernera sur du velours, et que l’appui du Président Saïed l’emporte sur le soutien des islamistes et de ses alliés au Parlement, on se trompe lourdement par méconnaissance des réflexes pavloviens d’Ennahdha.
Si bien que le pouvoir post-révolution du Parlement s’identifie au parlementarisme dans un sens positif (gouverner), comme dans un sens négatif (empêcher de gouverner). Le modèle parlementaire est aussi un contre-modèle : celui d’un Parlement délétère.
Le Parlement, dominant sur le plan institutionnel, est élu démocratiquement, légitimé par sa source populaire. Mais le Parlement s’est avéré le théâtre de la « dé-parlementarisation », dans le sens où il ne cherche pas à collaborer avec le gouvernement en tant que Parlement, mais à le démolir ou à lui nuire en feignant de le suivre. Beaucoup de députés de la nation, des deux bords, à l’évidence pas tous, se sont avérés de purs factionnels.
Maître du pouvoir, le Parlement, du moins sa majorité islamiste, est de surcroît l’institution la plus visible, la plus spectaculaire, la plus médiatisée, en raison justement de ses errances, dérives et du voyeurisme mesquin d’un public friand de buzz.
« Les démocrates laïcs ont l’habitude de la dispersion. »
Le dernier Parlement issu des élections de 2019 est aussi éclaté qu’instable et chaotique. Certains membres font grève à répétition. Les autres se donnent en spectacle par des insultes grossières. Certains autres ne sont là que par esprit mercantile ou pour être au service d’un parrain extérieur, individu ou parti.
Les islamistes bloquent délibérément tout, de crainte de tout perdre face à l’hostilité d’un président qui ne manque pas de moyens. L’ancien régime voudrait par une sorte de conversion tardive renouer avec l’héroïsme politique, même sans légitimité historique. Les populistes de Qalb Tounès représentent d’abord les affaires élastiques et changeantes de leur patron en quête d’immunité. Nationalistes et Tayaristes, même au gouvernement, n’arrivent pas à se départir de leur culture oppositionnelle et de leurs discours idéologiques. Tahya Tounès est désormais une nébuleuse.
« On n’a pas encore vu un seul député produire un rapport sérieux, chiffré et documenté … »
Bref, les élus au Parlement donnent l’impression de tout représenter, sauf la nation ou leurs électeurs. Puérils, bavards, novices en politique, venus de nulle part, la seule publicité parlementaire qu’ils donnent est celle des buzz dans les réseaux sociaux. La nigauderie publique du trottoir l’emporte sur l’information des citoyens avertis.
Récemment, on a vu circuler une vidéo montrant un député de Qalb Tounès, Ghazi Karoui, jouer au bodyguard d’un autre député salafiste, le sulfureux Seifeddine Makhlouf dont les bêtises font 7 000 « j’aime » à Facebook.
On n’a pas encore vu un seul député produire un rapport sérieux, chiffré et documenté sur une question donnée ou présenter une grande réforme institutionnelle ou économique. Ne rêvons pas trop.
Et pourtant le Parlement est le premier pouvoir de la transition et de la post-transition… qui ne cesse de mener le pays en bateau.