Point de vue – Tunisie. Le peuple se délecte de sa servitude
Il n’y a pas pire servitude que la servitude volontairement subie. Les Tunisiens sont en train d’en faire encore une fois l’expérience depuis le coup d’Etat de Saied, au péril des valeurs de la République.
Les Tunisiens ont le « génie » de s’arranger avec leur dictature. Plusieurs siècles dans le passé à travers plusieurs types et cultures d’occupations, un demi-siècle après l’indépendance à travers une autocratie usurpatrice, et une douzaine d’années après la révolution, quoique de manière intermittente et chaotique ou en arrière-plan, dénotent de leur comportement complaisant avec la servitude, qui, s’ils ne l’épousent pas totalement, parviennent tout de même à vivre en parfait concubinage avec elle.
Etonnant même qu’après une révolution démocratique, même confuse et bruyante, supposée leur donner les clefs de la liberté, ils s’accrochent encore, dur comme fer, à la paisible, et non passionnante dictature, clé de leur confort paisible et insouciant. On le sait, par l’abondance de la littérature, ou par les hagiographies accommodantes des califes et de leur « ingéniosité » brutale relatant leurs actes héroïques, souvent imaginaires, ou par la pratique quotidienne, la force brute ou symbolique de l’autorité n’a pas eu beaucoup de mal à envahir les consciences. Elle était en terrain conquis, par faiblesse. La force est censée connaître l’intérêt du peuple mieux que ne le croit le peuple lui-même. Le discours politique brutal, unique et univoque envisage sans fin l’uniformité sociale, abstraction faite de sa dénomination : « unité de la nation », « autorité de l’Etat » ou « souveraineté du peuple ». Le peuple connait la litanie, il n’est d’ailleurs pas sans ironie sur son propre sort. Il se délecte de la force qui alimente la force. La force du pouvoir lui donne l’image de sa propre puissance. Tout marche, tout est en ordre, tout est à sa place, en dépit de la pauvreté ambiante. Politique d’un homme, politique contre le peuple. Le peuple choisit toujours sa défection. Son destin s’accomplit dans la résignation. Il croit que sa « souveraineté » est tributaire du fait du Prince, que son « pouvoir » ne tient pas à lui seul ou à sa propre volonté. Le peuple, comme le pouvoir, a aussi des ennemis. Il préfère les régler par personne interposée : par l’homme-Etat. On ose appeler cela de la « politique », alors que la politique associe, dialogue et fait des compromis. La décision de l’homme au pouvoir est normalement la dernière étape d’un long processus, très souvent abrégé dans le système des « califes » arabes.
Mais, que peut-on faire quand le peuple lui-même ne l’entend pas ainsi, quand il récuse lui-même le sens de la politique, quand il prétend n’avoir aucune volonté, aucune conscience critique, quand la misère même l’accule au vide ? Rien. Le peuple est réceptif à tous les discours d’autorité ou à l’argument d’autorité, fut-ce celui de la force brute. Il ne tient pas compte de la pertinence de la démonstration du discours, mais seulement de sa force d’incitation propagandiste à faire ou à ne pas faire. Il est à l’affût des sirènes. Le président de la « res publica », de cette merveilleuse « chose publique », viole la Constitution, brutalise les institutions, se défait de tout, opère un coup d’Etat, et le peuple acclame son héros dans la rue et lui trouve aussitôt de « belles » excuses. Si ce n’était pas à cause des islamistes, ce serait à cause de la gauche protestataire ou des forces démocratiques ou des forces anarchiques. L’autocrate gouverne indéfiniment par décret dans un interminable état d’urgence, sans quelconque péril manifeste, emprisonne les responsables des partis de l’opposition et des responsables de presse sans preuves probantes, et le peuple tunisien acclame son « sauveur » envoyé par les « dieux » pour débarrasser le peuple de toute la gangrène politique de la transition.
Comme si le peuple pouvait trouver demain un quelconque réconfort en cas durcissement de la dictature en quelque contre-pouvoir ou force d’opposition, comme dans l’ancien régime. Le président arrête toujours sans dossier consistant le chef des islamistes, Rached Ghannouchi, pour des propos somme toute ordinaires pour un homme d’opposition (la provocation fait partie du débat politique), en intervenant encore une fois sur le sort d’une justice aux ordres, et le peuple acclame encore une fois dans les réseaux sociaux (en faisant tourner les vidéos d’une ancienne arrestation de Ghannouchi). Le spectacle de l’opération anticipe le jugement, par l’effet escompté sur les juges et par l’éblouissement de l’opinion. Un modèle d’arrestation populiste, comme celles des opposants d’Erdogan ou de Poutine. L’anti-islamisme s’est transmué en Tunisie depuis le coup d’Etat en anti-clairvoyance, anti-civisme et inconscience. L’anti-islamisme aveugle contient déjà en puissance un vil sentiment anti-démocratique, alimenté par certaines élites même. Tous les citoyens qui « osent » faire de la politique de résistance, ou la politique tout court, s’excluent par eux-mêmes de la société et de la délibération collective, pour peu qu’il y en ait une.
Le peuple arabo-musulman, habitué au « confort » de la brutalité despotique, a toujours des ennemis qui le dérangent, entravant sa soif d’uniformité. L’adhésion au discours de l’homme-Etat n’est pas pour le peuple servitude, mais seulement existence sans ennemis, dans la platitude. Même si souvent l’ennemi ou sa dangerosité est imaginaire.
Le peuple tunisien croit que le discours de l’homme-Etat est un discours angélique qui vise un certain idéal ou à définir une certaine idéalité sociale. Le pouvoir cherche au fond moins à établir une vérité démontrée par la raison qu’à transformer les opinions et les croyances sociales, en y substituant banalement les siennes. Les discours du pouvoir sont des discours ciblés. A l’évidence, ses récepteurs, les citoyens, en sont partie prenante par leur adhésion. C’est la raison pour laquelle on peut dire que les peuples sont les responsables – ou co-responsables avec le pouvoir – du régime politique dans lequel ils vivent, notamment par opinion publique interposée. On est en plein « subjectivation » du politique, comme l’ont vu Tocqueville, Foucault ou Deleuze, une subjectivation faisant interférer affect et rationalité, histoires personnelles (des chefs) et histoires collectives (des peuples), espace public et espace privé, voire volonté décisionniste et sujétion consciente ou inconsciente. La théâtralisation du discours politique balance entre l’ordre de la raison et l’ordre de la passion, l’ordre du visible et l’ordre de l’invisible.
Le peuple tunisien se délecte de la servitude, parce qu’il croit surtout à la politique du « vrai-semblant » de ses hommes-Etat successifs. Les Allemands ont retrouvé (un moment) leur « confort » par l’abandon de leurs âmes et consciences à Hitler, une partie des Français s’est arrangée avec le gouvernement de Vichy, les Russes ont tout abdiqué à Poutine, et les Tunisiens à Saied, au péril des valeurs fondamentales de la République. La plupart de ces pouvoirs se sont retournés contre leurs peuples. La République, c’est le courage des peuples. Les Ukrainiens en sont un exemple.
> A lire aussi :
Point de vue – Tunisie. Un prisonnier politique est aussi un prisonnier d’opinion
Point de vue – Tunisie. « Classe politique », classe gouvernante