Point de vue – Tunisie. Le national « dénationalisé »
Depuis quelques années, déçus par l’indifférence et l’impotence de l’Etat, les Tunisiens se portent candidats à l’exil et au départ en Europe, en quête de travail honorable et d’autres rêves. La proportion des candidats s’accroît même, comme le montre une étude officielle récente. Ce faisant, ils se « dénationalisent » à petit feu.
Phénomène inquiétant, apparu en Tunisie depuis la transition, qui va grandissant, celui de la volonté d’exil en Europe et ailleurs des Tunisiens. Un phénomène non pas lié spécialement à la migration des marginaux, des sans-travail rejetés par le marché, mais aux Tunisiens qualifiés ou pré-qualifiés, jeunes ou adultes, médecins, cadres, avocats, ingénieurs ou autres. Déjà les étudiants tunisiens à l’étranger, partis tôt en Europe et au Canada ou après la licence, ne souhaitent plus y revenir, décidés de s’installer définitivement en Europe. On a vu les médecins qui passent tous les ans des concours en France pour y exercer leur métier dans de bonnes conditions, fuyant moins le chômage que le délabrement des hôpitaux publics. Pire encore, d’après une étude nationale récente sur les migrations réalisée par l’Observatoire national de la migration (ONM) et l’Institut national de la statistique (INS) et publiée le 8 décembre, 40% des jeunes âgés de 15 à 29 ans veulent quitter le pays et partir en Europe. Et ce n’est pas un hasard, le chômage frappe plus de 40% d’entre eux. Mais la signification est ailleurs, plus profonde que le chômage ou la quête d’un travail honorable. L’âme nationale est en jeu.
Le citoyen tunisien est acculé à se dénationaliser. Tout contribue à ce qu’il le soit. La révolution est beaucoup plus un problème qu’une solution dans l’esprit du commun des mortels. Elle n’a résolu d’ailleurs aucun problème fondamental touchant à l’être et à l’avoir des populations. On a sacrifié l’économique, le social, l’éducatif, l’environnemental au politique, voire à la politique politicienne, alors que le politique lui-même est dans l’incapacité de résoudre ses propres contradictions. D’ailleurs, le mal-être n’envahit pas seulement ces catégories de 15 à 29 ans, candidats à l’exil, mais tous Tunisiens sans exception, profondément déçus par l’Etat, les acteurs politiques, les institutions, la corruption, et leurs dérivés pratiques (infrastructures, transport, santé, éducation, mode de vie…).
Le Tunisien vit dans l’indignité suffocante, alors que les politiques n’ont cessé de faire de la surenchère de type clientéliste. Quand le citoyen baisse les yeux, sa vision et son panorama quotidien se heurtent aux poubelles, déchets, routes coupées, nids de poule, trottoirs envahis par les voitures, arbres et chaises de café. Il observe les poteaux d’éclairage non entretenus, les routes non bitumées, les bâtiments éternellement inachevés, habitat anarchique, bus et métros bondés, propres à la promiscuité malsaine, l’agressivité verbale, la négligence vestimentaire, l’impolitesse, le non-respect des femmes et des personnes âgées, l’errance sauvage des chiens et chats déambulant partout, attirés par les odeurs nauséabondes des poubelles, les nuisances sonores dans les lieux publics, les hurlements assourdissants des appels à la prière, injustifiés à l’ère numérique, la ruralisation des villes qui est en train de transposer le mode de vie rural dans la cité. Le rural l’emporte sur le citadin, obligé de s’adapter à son langage et à sa culture.
Quand le même citoyen lève les yeux plus haut, il rencontre l’impéritie politique partout, au parlement, au gouvernement, à la présidence, dans l’administration. Politique, business et corruption se sont alliés depuis dix ans contre le citoyen. La rationalité de l’Etat et la vertu publique ont été reléguées au musée de l’histoire. Ce « pauvre » citoyen voit encore que les islamistes ont ruiné le pays, juxtaposant leur salafisme financier et « culturel » à la ruralisation d’un pays, voulu pourtant moderne et progressiste par ses promoteurs postindépendance. Tous les services publics sont en panne. Un ancien député me disait, à juste titre, que « la faiblesse de l’Etat d’aujourd’hui et de la transition, c’est les politiques publiques » (dans le sens large du terme). Elles n’existent pas d’ailleurs.
Voilà pour le constat des pathologies quotidiennes vécues par le citoyen ordinaire. On comprend que sa vie même soit devenue un enfer. Comment veut-on que ce Tunisien puisse aimer son pays que toutes ces pathologies malsaines ont fini par le lui faire détester. Il n’est plus fier de son pays, ni de son drapeau. Les politiques se désillusionnent encore de souveraineté, de liberté, d’égalité, de lutte contre la corruption, de constitutionnalisme verbeux. Ils conduisent le pays comme les administrateurs dirigent leurs services : sur un siège immobile. La nation est bien la tragédie du citoyen. Qui peut lui reprocher la dénationalisation psychologique et réelle, au-delà du sentimentalisme patriotique intermittent ? La nation n’est plus vraiment un « vouloir vivre collectif », mais un « vouloir détruire ensemble ». Après tout, la nation est fondée sur le consentement. Si le consentement n’y est plus, le départ du pays s’impose, pour tenter de retrouver d’autres rêves, la quiétude, le repos du guerrier par un travail honorable et rémunérateur, d’autres nations meilleures, et une civilisation pacifiée.
Il est vrai que les conceptions organicistes et fermées de la nation, fondées sur une communauté naturelle, reposant sur des bases linguistiques et ethniques, raciales, historiques et culturelles, vantées au XVIIIe siècle par J.C. Herder (Traité de l’origine de la langue, 1770), en vogue au XXe siècle chez les fascistes, se trouvent relativement en déclin. Elles sont en tout cas dépassées par les flux migratoires et la mondialisation, même si les néo-fascistes du jour tentent de les réhabiliter. Au contraire, à part quelques exceptions, l’évolution historique semble donner raison à l’autre conception, défendue par Ernest Renan au XIXe siècle, et pour lequel « l’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours du fleuve, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation » (« Qu’est-ce que la nation ? », 1882). Dans ce sens-là, c’est justement le consentement qui fait la nation et le national. Autrement dit, ni la géographie ni l’histoire, ni la religion ne parviennent désormais à le retenir dans son pays. C’est le vouloir vivre collectif qui prévaut, c’est la volonté de s’assimiler à une nation, fut-elle autre que la sienne, si la sienne n’a plus d’attrait ou n’est plus entretenue par ses propres promoteurs.
Le sentiment d’appartenance nationale repose, comme l’a compris Max Weber, sur une « croyance ». Et la flamme de la « croyance » est d’ordinaire entretenue par l’activité politique. Or, en l’espèce, la « croyance » en la nation n’y est plus. Ni l’activité politique n’arrive à intégrer les nationaux dans le groupe social, à les « nationaliser », ni l’individu n’aspire à s’y fondre. Il préfère quitter le territoire et l’Etat qui l’étouffent de tous parts par leur air irrespirable et le rendent indignes d’une vie normale. Autrefois, on acceptait de s’aplatir, plus maintenant, après une révolution agitée et une liberté d’expression retrouvée.
Ainsi, le Tunisien se « dénationalise » par l’évolution historique, malgré la réticence des Etats d’accueil. Mais il se « dénationalise » aussi par l’effet d’une conjoncture politique et sociale aussi interminable que détestable.
Le Tunisien se sent de plus en plus étranger dans sa terre natale. Il est « expulsé » tous les jours, psychologiquement, de son pays, par la passivité charlatanesque du politique, leur discours creux et insignifiant et par l’indifférence de ses semblables, recroquevillés sur eux-mêmes ou épuisés par les difficultés du quotidien. Même la bêtise, la dictature et les coups d’Etat ne les gênent plus. Ils ont appris à vivre dans le chaos des systèmes plaqués et le déphasage des concepts peu assimilés.
Si « l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours », comme le dit si bien Renan, ce « plébiscite » est remplacé par l’abstention, le retrait, voire l’abdication. La nation est en déliquescence, le national aussi. Il n’y a plus lieu de s’en étonner. Il n’y a plus de santé pour tous, plus de transport pour tous, plus d’éducation pour tous, plus de travail pour tous, plus de politique pour tous. En un mot, plus de vie pour tous. Quel attrait alors pour la nation ?
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