Tunisie – Le discours unique
Après la « pensée unique », nous voilà dans le moment post-révolution du « discours unique », immuable et non changeant, historique et transhistorique, peu influencé par les circonstances, qui galvanise et qui rétrécit.
Le discours politique a, il est vrai, mauvaise presse auprès du grand public, auprès des élites comme de la masse. C’est cette parole qui cherche à retentir toujours au-delà de sa sphère politique propre, à pénétrer dans la vie privée et intime des gens. Mauvaise presse, parce que le mot s’abstrait de l’action, comme l’acte est réfractaire à la parole. L’action s’oppose très souvent à la parole qui l’a précédé ou suivi, notamment lorsque cette parole soutient ce qu’on peut appeler un « discours unique », une sorte de bloc de granit inusable, valable partout et à tout moment en la forme et au fond.
Alors que d’ordinaire, le discours politique renvoie à l’ensemble des paroles tenues publiquement par les acteurs politiques, et notamment aux programmes des partis et stratégies électorales, variables selon le temps, la conjoncture et l’auditoire, le « discours unique » est celui qui ne s’érode pas, qui ne change ni de ton, ni de rhétorique, ni de style, ni de verbe. Il ne s’adapte ni à l’auditoire, ni aux multiples circonstances changeantes et contradictoires. Exprimé par son auteur, le « discours unique » ne s’adresse qu’à son auteur, sa raison d’être, pas aux autres, malgré ses incantations métaphysiques, de type « le peuple veut », « la souveraineté du peuple », « la révolution du peuple », et la divinisation de ses destinataires, ce « peuple de dieu », comme l’aurait dit Rousseau. La vérité de ce discours se trouve en lui-même, pas dans les événements ou les circonstances ou dans l’histoire fuyante. Il prend la forme d’un monologue forcé et permanent se substituant aux tentatives de dialogue et de communication avec le public selon le moment. Le moment justifiant pourtant le discours politique. C’est la « rhétorique de bois », qui finit par paraître creuse et insignifiante, empêtrée dans une phraséologie du non-sens. Après l’expression de la « pensée unique » lancée en 1995 par Ignacio Ramonet dans un éditorial du Monde diplomatique, en faisant allusion au néo-libéralisme ambiant en Occident, nous voilà dans la phase du « discours unique ». Une « pensée unique » engendre déjà un rétrécissement lexical assez général, que dire alors du « discours unique », qui ne change ni de verbe, ni de style, ni de timbre, ni de densité.
Alors que le discours politique est une rhétorique, et donc un art de persuasion recourant à des arguments aussi vrais ou vraisemblables qu’efficaces, un art censé s’adapter à l’auditoire et aux circonstances, qui peut toucher la raison autant que le cœur de ses récepteurs, voire d’émouvoir la foule, le discours unique ne persuade de rien du tout. Il est transhistorique, valable en tout temps et en tout lieu, universel par sa relativité même. Ni politique des étapes, ni réalisme proportionné, ni progression des idées selon leur degré de réceptivité. Il est lui-même discours et circonstances, discours et action. L’action est incluse au discours, le discours se veut exclusivement action. Le discours est alors, à n’en pas douter, éclaboussé par le délire. C’est un peu « la parole de l’action » (titre d’un livre de Mohamed Mzali) dans le sens étriqué du terme. Mais une parole désincarnée, qui se situe dans l’action seulement en théorie, pas dans les faits. Le discours se veut répétitivement mobilisateur, de crainte de provoquer la démobilisation des citoyens par un déficit dans la puissance de tonalité du discours.
C’est vrai que les hommes aiment croire à ce qui est, plutôt qu’à ce qui devrait être, aux résultats palpables plutôt qu’aux promesses lyriques, à l’efficacité de l’action plutôt qu’à la bonne parole, même lorsque les actes trouvent parfois leurs racines dans un discours qui les a précédé. Ils ont instinctivement peu confiance dans le discours politique, celui de la justification, perçu plutôt par l’opinion et les électeurs comme un discours partisan, qui tente de soutenir la cause de son auteur, tout en rabaissant les mérites de l’adversaire politique. On se méfie de la langue de bois, qui tourne en rond, comme le langage des sectes.
Mais les hommes sont aussi sensibles à la bonne prêche, et même à la rhétorique unique, aussi anémiante qu’anesthésiante, qui ne change ni de timbre, ni de style, ni de poétique, qu’elle soit adressée à des étudiants dans un amphithéâtre ou au peuple tunisien, aux partis ou à un rassemblement de rue, dans les cafés, dans une réunion de conseil ou à la télévision. Les mêmes mots comme les mêmes expressions se reproduisent sans distinction, sans nuance, avec peu d’idées de fond. De la jonction du tronc et du marbre il n’en sort rien. Ce n’est pas un hasard si ce sont les anciens et nouveaux étudiants de Kais Saïed, qui l’ont soutenu dans les réseaux sociaux, qui l’ont finalement élevé au sacre. Ces jeunes sont sensibles à l’aspect littéraire et poétique étriqué du discours. Marginalisés eux-mêmes, ils adhérent de bon cœur au discours éthique prometteur de l’enseignant-candidat, ainsi qu’à son nihilisme radical, rejetant tout le système politique en bloc, mettant tout sur le même panier, partis, dirigeants politiques, pouvoir, opposition, institutions, parlement, constitution, hommes d’affaires, presse. Cela est d’autant plus aisé que le cours de Kais Saïed s’adresse aux nouveaux étudiants de première année de droit, qui découvrent l’université pour la première fois, enthousiastes aux nouveautés du genre, et qui voudraient bien prendre pour modèle un enseignant incorruptible, qui se plaît à s’écouter parler dans une langue arabe purifiée, monocorde, aussi redondante soit-elle.
Le « discours unique » du président Saïed porte sur les mêmes thématiques et le même contenu, à l’amphithéâtre comme dans la campagne électorale, à la présidence de la République comme dans la pratique institutionnelle, les concepts scientifiques se transfigurent en mots d’ordre politique : la Révolution, toute la Révolution ; la République, la moralité sociale, aussi conservatrice soit-elle ; la lutte contre la corruption; la jeunesse désemparée; l’identité arabo-musulmane, la Palestine occupée. Les thèmes sont porteurs pour les jeunes, mais le discours est aussi amnésiant qu’hypnotique. Ce n’est pas un discours d’expert, ou de technocrate gestionnaire, mais un discours de la bonne moralité de l’autorité, abstraction faite de sa compétence. Les solutions aux problèmes économiques et sociales et institutionnelles sont toutes faites, chambardant le tout, peu concernées par les lourdes contraintes. Il suffit de les présenter dans le« discours unique », loin de toute complexité du réel, loin de tout pragmatisme politique, luxe des privilégiés. On n’est pas dans le sophisme, mais en dessous de la rhétorique des sophistes.
Le « discours unique », figé, sans dynamique, non malléable, convient peu aux démocraties plurielles, aux contradictions sociales, aux sociétés civiles vivantes et agissantes, insensibles aux formes monocolores du discours politique, fut-il éthique, risquant de reformuler les dogmes du passé. Aseptisation, simplification, dépolitisation, « déshistoricisation », désinformation, on a là tous les ingrédients de la langue de bois, qui risque de s’achever par le brouillage et la désacralisation du discours politique du président Saïed, un discours déjà entamé à peine lancé.