Point de vue – Tunisie. Le dialogue asymétrique

 Point de vue – Tunisie. Le dialogue asymétrique

Les partisans de Kais Saied, manifestant devant le bâtiment du Parlement tunisien à Bardo, à Tunis, Tunisie, le 26 juillet 2021. Chedly Ben Ibrahim / NurPhoto / AFP

La Tunisie d’ « exception » s’apprête à vivre dans les prochains mois un référendum électronique sur la nouvelle Constitution, précédée par une curieuse consultation populaire préalable sur ses dispositions, dirigée par des experts.

 

J’avais un professeur de philosophie au baccalauréat qui nous disait, en toute logique, que pour qu’il y ait dialogue, il faut deux choses : d’abord écouter son interlocuteur et ensuite avoir quelque chose à dire. « Ecouter son interlocuteur », on imagine que pour un responsable politique, cela devrait avoir une signification extensive. Il devrait écouter à la fois ses collaborateurs, son parti, ses alliés, les différents groupes de la société civile, la rue, les médias, les syndicats, puis ses concurrents et adversaires politiques, et non une partie d’entre eux, triés au volet par le décideur. Autrement, une partie du dialogue serait amputée, ce serait comme la marche d’un unijambiste sans béquilles. Même après une guerre, la paix suppose deux interlocuteurs. On sait ce qui s’est passé après que les vainqueurs de la première Guerre Mondiale ont exclu l’Allemagne, pays vaincu, de la négociation du Traité de Versailles, en l’appelant juste à la fin des pourparlers pour signer les Actes. Pour discuter il faut être deux, dans une posture symétrique. En l’espèce, les vainqueurs n’ont pas « écouté » leurs interlocuteurs, le nazisme et l’hitlérisme le leur a bien rendu.

« Avoir quelque chose à dire » se situe ensuite dans le prolongement de l’écoute de l’interlocuteur, quel qu’il soit. Il faut que la parole ait un sens, chez les deux interlocuteurs. Signifiant et signifié doivent exister des deux côtés, pour qu’ils puissent avoir une représentation mentale proche. Au discours s’oppose le contre-discours, comme dans un procès où les répliques des avocats se déroulent successivement. Ils ont tous quelque chose à dire, en tant qu’avocats, et dans l’interprétation de la loi, ne serait-ce que pour sauver leurs clients.

Pour entendre quelque chose, comprendre un concept ou une opinion, il faut au préalable écouter, parce que le discours dépend de ses conditions de réception. D’où l’exigence des deux conditions du dialogue évoquées plus haut. Ce qui explique l’impossibilité du dialogue entre un sourd et un muet, entre un bavard et un taiseux, comme entre un prolixe et un sibyllin, tenté, comme les prophétesses de l’Antiquité, d’émettre des propos mystérieux dont le sens est difficile à déchiffrer. Le dialogue est quasiment impossible également entre des hommes politiques qui s’écoutent parler, comme les poètes des premiers temps du califat, obnubilés davantage par l’exercice de l’éloquence, l’ordonnancement des mots ou la qualité du discours que par la quête de vérité ou la recherche d’une solution pratique. Un dialogue est encore difficile à tenir entre un pur réaliste, sans état d’âme, de type rabat-joie et un utopiste invétéré, illuminé ou antéhistorique.

On peut ajouter une autre impossibilité de dialogue, celle mettant aux prises des experts avisés et une population profane, jeune ou moins jeune. Culture et analphabétisme (1.700.000 en Tunisie), qualification et non instruction (combien de Tunisiens lisent des livres par an ?) ont-ils des chances de se rejoindre ? On risque ici de ne plus parler le même langage, parce que l’un peut « parler » et l’autre ne saura ni le faire, ni donner un sens à son écoute, faute de compétences requises, parce que, comme le dirait Pierre Bourdieu dans son article « Ce que parler veut dire », ce type de dialogue met face à face un « locuteur autorisé » et un « locuteur non autorisé » (Questions de sociologie, Editions de Minuit, Paris, 1994). Les conditions de réceptivité du message font défaut, et donc les conditions du dialogue.

C’est ce qui ressort justement du référendum électronique à destination surtout des jeunes, prévu par le président-constitutionnaliste Kais Saied. Comment poser des questions de culture constitutionnelle et institutionnelle, même sous forme électronique, à une population consciente dans sa quasi-totalité de sa méconnaissance du discours constitutionnel ? On est ici dans un dialogue asymétrique, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. Il est vrai que, la consultation diffère selon ses modalités. On peut inviter la population à approuver ou à rejeter en bloc le projet de Constitution finalisé, comme cela se fait dans les référendums constitutionnels ordinaires. Il s’agit ici d’une consultation postérieure à la confection d’une Constitution, conçue dans toute sa dimension logique et politique par des constituants ou experts. Mais, si on s’achemine vers une consultation préalable de la population dans les différentes régions, comme cela est prévu, ciblant surtout les jeunes, comme y insiste le président, dans sa frénésie juvénile, l’asymétrie du dialogue retrouve tous ses droits. Il ne s’agit pas dans ce cas d’un référendum classique sur une question posée, mais d’une consultation où les populations vont exprimer « leur vision » de la prochaine phase constitutionnelle du pays. Dans ce cas de figure, le « questionnaire » est initié par l’expert en droit constitutionnel sur une question de principe, de droit, de liberté, sur le type de régime politique ou sur l’équilibre institutionnel. Cet expert va prévoir trois ou quatre types de réponses supposées, pour limiter les choix du peuple non constitutionnaliste, et notamment pour orienter ses réponses et éviter les dégâts politiques de la consultation. Les experts se chargeront par la suite de recueillir les avis et les mettre dans la Constitution (en théorie).

On va ici consulter les populations selon une optique populiste, en supposant que le non expert (la population) est un expert, et qui a de surcroit une « vision constitutionnelle », et que l’expert constitutionnel peut écouter les masses ou « digérer » leurs avis disparates et très probablement décousus, à la manière des professionnels politiques, et tirer des conclusions logiques de cette consultation directe ou indirecte (électronique) des profanes. L’ANC a suivi de manière formelle cette pratique, mais il s’agissait d’une assemblée constituante déjà élue, contestée, qui voulait faire un excès de zèle, en cours de mandat, pour se relégitimer.

En définitive, après la consultation préalable, les experts auront les coudées franches, dans les limites du pouvoir pré-constituant et constituant de Kais Saied. Le système saiedien de la Constitution future est déjà dans la tête de son concepteur. Il n’abdiquera pas là-dessus. Changer la Constitution est la raison d’être même de sa candidature aux présidentielles. Le référendum doit juste faire bénir l’ensemble par l’onction populaire. Il faut rappeler que les Tunisiens ont un mauvais souvenir de ce type de consultation électronique. Ben Ali en a fait un large usage, en consultant les Tunisiens sur des thèmes aussi rébarbatifs que le code de la route, le sport ou le tourisme et autres futilités, sans en tirer quoique ce soit dans les soi-disant « rapports » finaux. La consultation des jeunes sur internet, comme on s’évertuait à l’appeler, était une farce de la pire des forces.

Est-ce que le référendum et la consultation préalable de la population pourra conduire au régime parlementaire, honni par le président et ses collaborateurs, si par hasard la consultation s’avère favorable à ce modèle (ou si la question lui est posée) ? Non. On saura alors orienter les réponses du « peuple souverain » dans le sens du régime présidentiel et ses variantes limitées et triées. Si la consultation préalable parvient à dégager une majorité favorable à l’égalité successorale, à la fin de la discrimination contre les femmes à ce sujet, est-ce que le projet constitutionnel final pourra en adopter le principe ? Non, car Saied est très conservateur à ce sujet, comme l’a montré sa campagne électorale, même s’il a proclamé tout haut il y a quelques jours que le projet va consacrer les droits et les libertés. Les droits et les libertés de qui ?

En somme, ce type de dialogue sera inévitablement asymétrique, car il n’est pas dans la nature des Etats de faire une Constitution à partir des avis populaires. Seuls les populistes s’y sont essayés, pas les Etats institutionnels ou les dirigeants de bon sens. Pour fabriquer une Constitution, un constituant discute d’ordinaire avec d’autres constituants, dans un collège d’experts ou dans une assemblée. Une Constitution est une affaire sérieuse, elle est censée légiférer pour l’avenir, et non pour l’immédiat. Elle suppose une vision claire, loin des brouhahas du populisme. Le peuple est compétent, comme l’aurait dit Montesquieu, pour choisir ses élus, pour adopter un projet de Constitution finalisé en bloc, pas pour décider au préalable de son éventuel contenu dont il ne sait pas grand’chose. Autrement, l’opération se retournerait contre le peuple.

Le peuple n’est souverain que lorsqu’il n’est pas l’objet d’une duperie. Les dialogues asymétriques y conduisent inévitablement.

 

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