Point de vue – Tunisie. Le désordre légitime de l’esclave libéré
Les partisans de l’ancien régime prennent prétexte du désordre de la transition pour soutenir l’idée que la révolution et la démocratie sont un recul par rapport à l’ordre dictatorial et que les Tunisiens ne sont pas mûrs pour la démocratie.
Il est malhonnête de juger péremptoirement, comme s’il s’agissait d’une sentence d’Eglise, le désordre de la Tunisie postrévolutionnaire et le déboussolement des Tunisiens, nouvellement acquis à la citoyenneté. C’est ce que font les partisans de l’ancien régime, emportés par l’effervescence abiriste (allusion à Abir Moussi, la dirigeante du PDL, parti représentant l’ancien régime), affranchis par les sondages, entrant en croisade populiste contre les islamistes, responsables du mal de vivre des Tunisiens. La démocratie a dénaturé dans leur esprit l’esthétique identitaire d’un demi-siècle de coercition autoritaire sécurisante, rassurant les corps, sans satisfaire les âmes.
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S’excuser de pratiquer la démocratie
Les Tunisiens devraient à la limite s’excuser de vivre une exception démocratique dans une région arabe dominée en grande partie par des dictatures détestables, demander l’indulgence ou la rémission aux autorités et acteurs politiques qui se plaisent à exercer un nouveau catéchisme laïc et manichéen en terrain politique. Ces Tunisiens devraient encore s’empresser de rattraper le temps perdu en confiant leur destin aux parangons de l’ordre vertueux. Comme si l’ordre, la sécurité et l’immobilisme incarnaient inéluctablement l’identité tunisienne naturelle, trahie par des islamistes hypocrites et des laïcs ingrats. Comme si l’esclavage était la seconde nature des Tunisiens, un état dans lequel ils vivaient le grand bonheur de la soumission, proche de cette « béatitude » spinozienne, mais qui lui est inverse, dans la jouissance d’un joug servile et redoutable. On devrait alors, non pas faire subir les partisans de l’ancien régime au détecteur de mensonge, mais leur rappeler cette question posée par Luther au maître ecclésiastique : « Oserais-tu effectivement, en présence de celui qui sonde les cœurs (Dieu), au risque de renoncer à tout ce qui est pour toi important et sacré, attester la vérité de ces dogmes ? ». Les dogmes de l’ordre autoritaire, de l’anti-démocratie et de la contre-révolution, devraient-ils dans leur esprit l’emporter vraiment sur l’ordre des valeurs politiques et éthiques ? En sont-ils profondément convaincus, en leur âme et conscience, de la prééminence de l’ordre autoritaire de l’ancien régime sur les valeurs démocratiques, aussi confuses soient-elles, sachant que l’expression « valeurs autoritaires » n’existe même pas dans le lexique politique ?
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On mûrit dans la durée
Les peuples grandissent de proche en proche, pas d’un coup. Les enfants apprennent les exigences de la vie, du monde et du savoir lentement, de l’école à l’Université, en plusieurs étapes, à travers plusieurs cycles. Ils ne détiennent pas la science infuse. Ils ne sont pas nés savants. C’est dans la durée qu’ils apprennent à réfléchir, à penser, à juger, à être libres, à devenir conscients des valeurs et des choses et responsables en conséquence. De même, les hommes adultes vivent et apprennent de leur expérience, de leur vécu. L’homme se définit par ses actes accomplis dans l’ensemble de sa vie, pas par un acte incident effectué dans un moment particulier de son existence. De même, la démocratie est une œuvre de longue haleine, la liberté un apprentissage permanent, voire interminable, et la civilisation un progrès continu. Les Tunisiens voudraient prendre le risque de participer aux joies et aux vices de la démocratie, de s’élever par l’exercice difficile de la liberté, et de prendre la seule histoire pour témoin, même s’ils peuvent faire le mal en cours de route.
Au fond, les Tunisiens ne font pas le mal consciemment, parce qu’ils sont en démocratie ou en révolution, ils le font quasi- inconsciemment, parce qu’ils n’ont pas appris la démocratie et ne connaissent les vertus de son usage ailleurs que dans les manuels ou dans l’histoire des autres peuples qui y ont goûtés. Ils en connaissaient la théorie, mais pas la pratique. Le peuple a été abruti par un demi-siècle de dictature, voire plusieurs siècles de sujétion. Alors de qui pouvaient-ils apprendre les convenances et les contraintes de la démocratie, le respect des droits d’autrui (un autrui qui l’humiliait et lui confisquait ses biens), le sens de la liberté (il vivait la répression), la tolérance des croyances et des comportements des uns et des autres (le mépris des hommes était généralisé) ? Il ne les a pas appris des symboles de la dictature, du juge zélé, du policier brutal, des députés ou ministres craintifs, des membres du parti hégémonique, du journaliste en mission commandé, ou de la censure.
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Kant étonné par l’absurdité
Le peuple doit alors se borner à apprendre la liberté par et de lui-même, faute de maître d’école, faute de précédents probants. Il est acculé à être un autodidacte de la démocratie. Normal qu’il ne soit pas mûr pour la liberté, une expression répétée à satiété même par des hommes réfléchis, et qui mettait déjà mal à l’aise le philosophe Kant, qui disait, non sans raison, que « Les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté. Mais dans une telle hypothèse, la liberté n’adviendra jamais, car on ne peut pas devenir mûr pour la liberté si l’on n’a pas au préalable, été mis en liberté. Il est vrai que les premières tentatives seront grossières et généralement liées à un état plus pénible et plus dangereux que celui dans lequel on se trouvait alors qu’on était encore placé sous les ordres, mais aussi sous la pourvoyance d’autrui ; seulement on ne mûrit jamais au profit de la raison autrement que par ses propres tentatives. Je n’ai rien à ajouter à ce que ceux qui ont le pouvoir entre leurs mains, forcés par les circonstances du moment, renvoient à plus tard, bien plus tard, de renoncer à ces trois chaînes (les trois libertés : politique, économique et sociale, et religieuse). Mais ériger en principe que la liberté n’est pas faite pour ceux qui se trouvent être assujettis à eux, et que l’on a le droit de les en écarter pour toujours, c’est là une atteinte aux droits régaliens de la divinité elle-même, qui a créé l’homme pour la liberté » (Kant, La religion comprise dans les limites de la raison, Paris, Flammarion, 2019, p.353 en notes).
Il est vrai que la domination autoritaire dans l’Etat est banalement plus commode, moins dérangeante, quand elle est le fait des moyens de coercition (police, cachots, milices, censure). La force est un argument de facilité du fort sur le faible, qui craint les complexités, les résistances et les nuances. Mais cette force est-elle plus juste, est-elle de l’ordre de l’éthique ? Est-elle plus démocratique et plus libre ? On en doute. Les Tunisiens sont effectivement responsables de ce désordre de la révolution et de la transition, mais ils le sont parce qu’ils ont rompu avec l’ordre de l’esclavage. Le désordre de l’esclave libéré, errant ici et là, est légitime, parce que plus juste, parce qu’allant dans le sens de l’égalité.
Alors l’esclave devrait-il redevenir esclave pour satisfaire les exigences de la nostalgie autoritaire ? Il ne faut pas trop croire à la conversion du partisan de la dictature aux prescriptions de la démocratie. La preuve, c’est que l’ancien régime qui se proclamait pour la conversion quand il était sur la défensive au début de la révolution, se proclame aujourd’hui, à la faveur des sondages et des retournements de l’histoire, ouvertement et sans réserve, pour les « valeurs autoritaires », fructifiées sur le dos du désordre démocratique, économique et social.
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