Le désenchantement politique des jeunes Tunisiens
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Les jeunes Tunisiens ne finissent pas d’étonner les adultes. Sur-actifs durant la Révolution, mais hyper-passifs dans le processus électoral et démocratique. Ben Ali ayant pris la fuite, ils ne se sont pas précipités pour s’inscrire sur les listes électorales. Ils ont rêvé de démocratie, représentative ou participative, mais la classe politique les déçoit lourdement. Après le 14 janvier, le président intérimaire Mbazzâ, ainsi que le premier ministre provisoire Mohamed Ghannouchi relevaient d’un autre monde, déjà révolu : le Destour et le RCD. Puis vint un premier ministre, Béji Caïd Essebsi, appelé d’urgence, qui a certes préservé sa légitimité historique, mais qui n’en est pas moins issu du même moule idéologique, le bourguibisme post-indépendance, outre son âge un peu trop avancé pour une révolution juvénile numérisée.
Le 23 octobre 2011, les jeunes ne votent pas en masse, ils ne s’inscrivent même pas sur les listes électorales, tout comme en 2014 d’ailleurs. Les électeurs envoient une majorité islamiste. On démolit une seconde fois l’enthousiasme juvénile, voire l’idéal révolutionnaire. Ils apprennent à leur détriment que la politique n’est pas ce qu’on souhaite, mais ce qui est. Leur monde est idéalisé, celui des politiques et des adultes est empreint de réalisme, de désillusion et de force. Le passé continue à les gouverner, même dans cette phase de renouveau et de rupture avec le passé : après les bourguibistes laïcs, on remonte encore plus loin avec les islamistes théocratico-politiques. Une frange s’est un moment enthousiasmée pour Nida et Essebsi, qui ont réussi à résister aux islamistes. Mais le cœur n’y était pas. Après les élections de 2014, l’ancien régime s’entête à régenter le destin de Nida. Il a même contribué à sa victoire. Même s’il a sorti les islamistes, le vieux Essebsi, élu démocratiquement, ne leur inspire pas trop confiance. Dans l’esprit des jeunes, la révolution n’a pas cessé d’être confisquée et malmenée. Tous les locataires du pouvoir sont illégitimes aux yeux des jeunes de la Révolution : islamistes ou laïcs.
Les hommes politiques n’ont pas généralement grâce à leurs yeux. Les jeunes s’obstinent à ne pas comprendre qu’un homme politique puisse avoir une mission, à défaut d’une idée, que sa méthode se fonde sur une ambition, voire sur un orgueil démesuré. Le président Marzouki est pour eux un « tartour », le président de l’ANC est un « vendu », Essebsi est un « vieux » de la vieille, Ghannouchi est accusé d’être un « assassin », Hammami un « démagogue ». Les plus contestataires d’entre eux se sentent, il est vrai, culturellement et sociologiquement jibhistes, les plus embourgeoisés militent au sein, ou se sentent proches, de Nida et les illuminés fréquentent les mosquées, Ennahdha et le salafisme. Les moins chanceux et les plus désespérés se lancent dans le jihadisme moyennant quelques dollars en guise de cache-misère, mieux que rien en période de grave crise économique et de chômage. Combler un désespoir par un autre semble être la recette « miracle ». Politiquement, les jeunes vivent un tableau noir. A la mesure de leur déception de la politique, de la classe politique et des partis.
Comment les jeunes espèrent-ils lutter alors contre le désenchantement ambiant? Si la politique est une sphère terriblement close, le monde associatif est un espace qui leur tend largement les bras. L’engagement des jeunes n’est plus politique ou idéologique, comme autrefois. On entre dans l’ère de l’associatif. La lutte n’est plus entre capitalistes, communistes, nationalistes, baâthistes, islamistes, elle est désormais entre la misère politique et les besoins vitaux. Même si la lutte entre laïcs et islamistes les rappelle à l’ordre idéologique par intermittence. En tout cas, la lutte opère maintenant dans le concret : environnement, aide scolaire, contrôle électoral, surveillance des députés, anti-corruption, zatla, défense des chômeurs, de l’homosexualité, des minorités, des droits de l’homme, dénonciation de la torture. Le mode d’engagement des militants et des jeunes se métamorphose. Politiquement nihilistes, psychologiquement anarchistes, ils préfèrent le mode associatif. Un mode qui combat la réalité par une autre réalité, la leur, celle qui les sensibilise au plus haut point.
Le mode associatif les responsabilise et leur donne l’impression d’agir collectivement et utilement sur la société, sur les valeurs et indirectement sur la politique, tout en préservant leur liberté. Les jeunes veulent un engagement moins discipliné et hiérarchisé, plus autonome et festif, axé sur les réseaux sociaux. L’engagement n’est pas toujours collectif, il est aussi individuel. On parle de nos jours de « militantisme libéral » : le militant moderne s’implique selon ses propres intérêts et besoins individuels. Il s’engage dans le collectif, mais il n’omet pas de penser à ses besoins personnels, immédiats ou futurs, à ses intérêts légitimement égoïstes.
Les jeunes préfèrent l’horizontalité des rapports à la verticalité centralisée. Autrefois, on résistait par tous les moyens, aujourd’hui, résister c’est créer. On s’amuse même en résistant. La manifestation devient une fête, comme à Kasbah 1 et à Kasbah 2, comme le sit-in d’Errahil après le retrait des députés de l’opposition de l’ANC. La lutte contre les islamistes est à la limite un prétexte pour la fête. Une fête qui permet aux jeunes de tourner le dos à tous les malheurs qui s’abattent sur leur pays : chômage, pauvreté, insécurité, terrorisme, corruption, régions. En somme, des réminiscences du tempérament festif des Tunisiens.
Les partis ont alors intérêt à changer. Le monde change, les jeunes tunisiens changent, pas encore leurs partis. Il y a plus de 18 000 associations en Tunisie contre 150 partis environ, parmi lesquels seulement sept ou huit sont réellement effectifs et ont leur place dans le jeu politique. Ces chiffres sont à eux seuls un cinglant désaveu des partis. Les partis ne savent pas mobiliser. Ni leurs méthodes de travail, ni leurs capacités mobilisatrices, ni leurs discours n’ont subi de toilettage. Ils ne savent pas s’investir efficacement dans le numérique. Ils n’ont pas encore investi le champ des réseaux sociaux, comme le font si bien les jeunes Quand ils y recourent, ils le font maladroitement. Ce n’est pas un hasard si les partis n’ont plus beaucoup de jeunes adhérents en leur sein. Dans les meetings des partis, les salles sont désespérément dépourvues de présence juvénile. Un parti sans jeunes, c’est pourtant un parti sans âme, sans enthousiasme, sans espoir. D’ailleurs, si les jeunes tunisiens désertent les urnes, c’est que les partis n’ont pas d’impact sur eux. Car, les jeunes sont favorables à l’horizontalité des rapports, nos sociétés arabes en sont encore à la verticalité brute : celle des pouvoirs, celle des militaires, celle des partis, tout comme celle des religieux. Les jeunes se sentent alors exclus des sphères des élites politiques, relevant encore d’un autre âge.
En définitive, si les jeunes ne semblent pas encore prêts pour faire pleinement le saut de la démocratie, ils ne manquent pas de montrer leur intérêt pour l’a-démocratie ou pour la contre-démocratie. Contrôler la démocratie plutôt que la faire. Ils sont peut-être en avance sur les adultes. N’est-ce pas Nietzsche qui disait que « l’enfant est le père de l’homme » ?
Hatem M’rad