Tunisie – Le coronavirus, la panique et la foule
Le coronavirus fait face en Tunisie à l’état inconscient et à l’indiscipline d’une foule instinctive et impulsive, déjà peu respectueuse des lois, perdant tous les ressorts de la raison par l’effet de la panique du moment.
Dans divers pays atteints par le coronavirus, leur gouvernement ont pris, dans la mesure du possible, selon les moyens dont ils disposent, ressources, savoir médical et scientifique, et selon l’information du jour, des mesures de précaution pour réduire l’intensité et la rapidité de contagion de la pandémie. Des mesures qui se reproduisent de pays en pays. Comment expliquer alors que leurs populations, qui réclament elles-mêmes prévention, sécurité et protection, font preuve d’autant d’inconscience, de légèreté, prennent des risques les exposant du coup à la menace du même virus auquel elles voudraient se soustraire ?
On voit, certes à des degrés divers, des Etats-Unis jusqu’en Tunisie, en passant par les pays européens, la foule faire des razzias au supermarché, s’attarder dans les bars, bistrots, cafés et restaurants, bravant les mesures de confinement recommandées par l’OMS, les services médicaux et les gouvernements. Quoique discipline et civisme prévalent malgré tout dans les pays occidentaux, des pays traditionnellement civiques, mis à part la razzia des supermarchés, et quelques violations isolées d’interdictions sanitaires.
Il en va autrement en Tunisie. D’un côté, le gouvernement Fakhfakh prend des mesures raisonnables et proportionnées à la menace de l'étape actuelle, tout en laissant la porte ouverte à des adaptations futures selon le profil des menaces. De l’autre côté, sujet alarmant, on observe à longueur des journées que c'est l'indiscipline, l'incivisme, le laxisme de la population qui l’emportent. La culture de « misalich », de « hkaya fargha », ou d'« ahna khchen », de « ça n’arrive qu’aux autres », est malheureusement très populaire dans nos contrées. Comme l’est aussi l’inapplication de la loi en temps normal. La loi est déjà trop rectiligne pour l’esprit sinueux, courbé et curviligne de la personnalité arabe. On a toujours voulu la loi par la contre-loi, la sécurité par l'insécurité, l'immunité par la négligence, la conscience par l'inconscience. C’est une des pathologies de l’individu arabe éternellement en quête de repères : chercher sans limite une finalité rationnelle au moyen de l’irrationnel. La religiosité, le tribalisme ancestral, le communautarisme et l’autoritarisme y contribuent certainement. Mais, on peut difficilement tout avoir dans ces circonstances périlleuses: l'intelligence et l’égarement, l’immunité et la contagion.
On le sait fort bien, les hommes ne se conduisent jamais d’après les prescriptions de la raison pure, même quand il s’agit de leurs grands intérêts, voire de leur survie. L’homme arabe prend un malin plaisir à chicaner sur la logique, comme un marchand de souk. L’ordre de fermeture de certains commerces assez fréquentés (cafés, restaurants) est fixé à 16h pour l’instant. D’autres mesures sont prises pour d’autres endroits (mosquées, transports, universités, écoles). Les Tunisiens, doués pour la convivialité, en l’espèce ostensiblement malsaine, aiment, malgré tout, se rassembler dans les cafés, restaurants, supermarchés, discothèques diurnes, pour donner signe de vie, se donner bonne conscience sur leur état de santé, renvoyant la balle aux autres moins chanceux qu'eux. Ils sont presque immunisés de « droit » et de fait contre le virus. Fiers de braver l’ordre général, en s’exposant les uns les autres et en diffusant leurs rassemblements et leurs chichas salivées aux voyeuristes des réseaux sociaux. Comble de contamination, les bravades se font joyeusement en groupe, en se prélassant et en s’entrelaçant. Les individus isolés, peu nocifs, sont peu concernés.
On le sait encore, le comportement de l’individu en foule, en groupe, diffère de celui de l’individu isolé. Les hommes les plus dissemblables par leur intelligence ont des instincts, des passions, des sentiments, comme tout le monde, parfois identiques, ainsi que des mobiles inconscients qui les gouvernent. Humain, très humain. Mais, si les hommes font preuve de conscience, d’intelligence, de nuance, de subtilité à l’état isolé, dès qu’ils sont en groupe, ils perdent ces qualités ordinaires et abdiquent leur personnalité de base. On n’a qu’à voir la foule au stade, dans un concert ou au théâtre. L’hétérogénéité individuelle se confond dans l’homogénéité collective, et l’inconscient reprend le dessus. L’individu motivé par la présence de la foule à ses côtés, descend plusieurs degrés en dessous de la civilisation, de la culture et de la raison. Le voilà instinctif et barbare. Le groupe lui confère une puissance exceptionnelle sur la base du nombre, de l’anonymat et de la solidarité retrouvée dans le partage d’une motivation et d’un but. Il cède à des instincts qu’il aurait maîtrisés s’il était seul à l’état conscient. Le sentiment de responsabilité attachée à tous les individus se volatilise aussitôt complètement. La conviction de l’impunité aussi.
On n’a aucune peine à imaginer la juxtaposition du sentiment de foule avec le sentiment de panique face au coronavirus. La panique aide à se défaire des interdits. L’inconscience n’a plus de sens pour les membres du groupe vivant dans ces conditions. La foule n’est plus seulement instinctive, excitée et impulsive. Sauvage et primitive, elle n’admet plus d’obstacle entre son désir pressant et sa propre réalisation. L’impossible n’est plus de mise pour elle, les obstacles non plus. L’homme seul ne peut ni mettre du feu dans un endroit public, ni envahir le palais du pouvoir, ni piller un magasin. Cela n’effleure même pas son esprit. Pas l’homme dans la foule, qui adhère aussitôt aux pulsions de cette entité. « Persécuté » par le coronavirus contre lequel il mène une course contre la montre pour sa survie, il cède à la tentation de refréner ses pulsions. Il doit faire une course rapide au supermarché valable un mois durant dans la vie domestique. Même le pain, consommable d’ordinaire quotidiennement, est acheté en grande quantité en produit fini ou en semoule, en prévision des vaches maigres. Prendre d’avance sa part du lot, rafler les produits d’alimentation de peur que les autres le précédent. Peu importe que les personnes âgées ou malades n’aient plus de force pour trouver leur part d’alimentation ou pour faire des queues interminables. Peu importe qu’il provoque des bousculades fatales à la distance d’un mètre recommandée par les services sanitaires. Autrui n’existe plus pour lui. Sa raison y perd précocement son latin. Il anticipe à lui seul toute la production économique du pays qu’il voit périe ou périmée dans deux jours dans les étals. La suggestibilité de la foule l’atteint même dans son orgueil protecteur primitif. Les parents crédules, ou atteints par l’hallucination collective, hantés par la fermeture imminente des magasins d’alimentation, se jettent dans la foule « contagieuse » par dévouement, pour nourrir des enfants en détresse.
L’absence de contrôle des autorités dans les lieux publics envahis, en dépit des interdits, ou des gérants dans les surfaces commerciaux, la certitude de l’impunité, le sentiment commun, aussi primitif qu’extrême, la puissance éphémère du nombre, la brutalité, en un mot, la panique du virus, donnent une « âme » à cette foule. Celle qui lui fait sentir d’être un seul être, soumis à ce que Gustave Le Bon a appelé dans son livre Psychologie des foules, « la loi de l’unité mentale des foules », appelée aussi par lui « foule psychologique ». Des individus réunis par hasard sur une place publique sans aucun objectif ne constituent pas une « foule psychologique ». Il leur manque l’influence de certains excitants pour le devenir, des éléments communs les mettant dans la même situation, leur donnant une même finalité, en l’espèce la panique face à la menace du virus et le « moyen » de l’éviter. Certains inconscients fuient par la non fuite, en se regroupant dans des cafés et autres endroits privés, d’autres raflent les magasins d’alimentation. Le coronavirus observe hilare de loin l’agitation de la foule primitive, incapable de raccourcir les délais de prévention et de guérison.
Et la foule continue elle-même dans les médias et les réseaux sociaux de demander à son gouvernement davantage de sécurité, de précaution, de fermeture, de sévérité contre les récalcitrants.