Point de vue – Tunisie. L’autre confiscation de la Révolution

 Point de vue – Tunisie. L’autre confiscation de la Révolution

Un jeune tunisien tient une pancarte indiquant « Game Over », lors d’une grande manifestation devant le ministère de l’Intérieur à Tunis le 14 janvier 2011, ultime journée d’émeutes violentes, qui ont fait vaciller le règne de Zine El Abidine Ben Ali qui a fini par quitter le pays, ce même jour. FETHI BELAID / AFP

Le 14 janvier est la date de la révolution dans la mémoire collective des Tunisiens. Un homme seul, un président en état d’exception, en l’absence d’un Parlement, a-t-il le droit de changer les dates de l’histoire ?

 

Les acteurs politiques tunisiens sont passés maîtres dans le processus de confiscation de la révolution, d’une révolution qui a de surcroît la particularité d’avoir été l’œuvre de tous, sauf des acteurs politiques. Après les islamistes, c’est au tour de Kais Saied. Ce dernier était lui-même révolté par la réappropriation de la révolution par les islamistes, utilisée comme paravent pour confisquer le pouvoir lui-même. Le président Saied décide par lui-même, dans le cadre d’un état d’exception, lui-même à caractère dictatorial, et à coup de décret miraculeux, la modification de la mémoire collective tunisienne, en changeant la date de la fête de la révolution, commémorée depuis une dizaine d’années le 14 janvier, date de la chute du régime, par celle du 17 décembre, date de l’étincelle de la révolution à Sidi Bouzid.

 

Les Tunisiens, à titre collectif, ont eu conscience de la révolution juste le 14 janvier, lorsque la manifestation populaire de l’Avenue Habib Bourguiba, après celle de Sfax du 12 janvier, a conduit à la fuite du président Ben Ali, et par suite à la chute du régime dictatorial. Le 17 décembre est né l’incident déclencheur d’une révolte, l’immolation par le feu de Bouazizi, un marchand de légumes à Sidi Bouzid, suite à une vexation qu’il a subi du fait d’une interpellation par une représentante des forces de l’ordre, qui l’a giflé. L’émotion provoquée par le suicide de Bouazizi dans la ville a suscité un courant de solidarité sans pareil, dans une région aussi déshéritée et marginalisée que Sidi Bouzid. Une injustice subie par un homme (un zaouali) qui tentait de survivre en vendant ses légumes sans autorisation dans un domaine public, persécuté par une représentante locale d’une dictature politique responsable de la ségrégation régionale et du malheur d’une partie de la Tunisie, victime de la hogra, subissant les affres de la pauvreté et de l’indignité nationale.

 

Cela dit, la naissance d’une révolte, aussi véridiques que soient les faits du 17 décembre, n’est pas la révolution, tout comme la naissance d’une cause ne s’identifie pas à la cause proprement dite. Le nazisme est né en 1920, mais il a produit ses effets lorsque Hitler a accédé au pouvoir en 1933. Le 17 décembre est le début d’une révolte, le 14 janvier est la fixation ou la cristallisation d’une révolution. Le 17 décembre, la révolte est née dans une ville, puis s’est étendue de proche en proche, de ville en ville, en provoquant l’adhésion de la population. Mais le 14 janvier, la révolte localisée est devenue une révolution nationalisée, voulue par tous les Tunisiens subissant la dictature politique et la spoliation illégale du bien public depuis un demi-siècle. Ce n’est que le 14 janvier que les Tunisiens, à titre national, ont eu conscience d’une révolution. Une révolution marque les esprits, l’histoire et la mémoire collective par ses conséquences politiques, pas par sa naissance historique. Serait-il raisonnable de changer la date de l’indépendance de la Tunisie du 20 mars 1956 par celle du 6 juin 1920, date de naissance du Destour, créé pour défendre la cause de l’indépendance du pays, ou par celle du 2 mars 1934, date de création du Néo-Destour de Bourguiba, ou encore par celle du 9 avril 1938, cette manifestation monstre contre les colonisateurs ? Un non-sens que n’admettrait personne. La révolte, ou la succession d’émeutes qui se sont propagées dans différentes villes ont été subsumées par un fait politique national avéré, un fait unique, celui d’une Révolution organisée et encadrée notamment par l’UGTT, les cadres urbains et les élites sociales, à la date du 14 janvier. Un fait politique qui a mis définitivement un terme au pouvoir de Ben Ali. « Game over », criaient-ils le 14 janvier à l’Avenue Habib Bourguiba au centre-ville de Tunis. Le jeu est fini, la révolution est enfin là, le 14 janvier. Les Tunisiens l’ont ressentie en tant que telle et l’ont fêtée à ce titre. Ils n’ont encore rien ressenti de politique le 17 décembre qui était ravalé par rapport au 14 janvier, et dans leur conscience et aussi significatif soit-il, à un fait divers.

 

On ne trompe pas l’histoire. Ceux qui voudraient la traiter par-dessus la gente risquent de méconnaître le reflux du torrent de la vérité historique. Bourguiba a cru que l’histoire commençait par son propre combat à lui ; Ben Ali a tenté d’imposer la nouvelle histoire à partir du 7 novembre ; Saied voudrait transformer encore la mémoire collective tunisienne sans consulter au préalable les Tunisiens eux-mêmes, auteurs de cette histoire et de cette mémoire collective. Ses successeurs sauront, comme pour ses prédécesseurs, rétablir la vérité historique et revenir au 14 janvier. Il faut croire que le seul président qui a respecté la Révolution et l’histoire de son pays, c’est un non révolutionnaire, Béji Caïd Essebsi, un homme de l’Ancien régime qui a cru en la révolution.

 

Il faut se méfier des prétendants révolutionnaires. La révolution tunisienne n’a pas fait émerger des leaders sachant épouser l’intensité historique du moment, contrairement à d’autres révolutions (1789, 1914,1979….) Par contre, elle a produit de faux-héros ou de faux-révolutionnaires, en mal de reconnaissance, dans l’opposition, ou au pouvoir. Même les « héros » théocrates ont été pris par le jeu de la sacralisation d’une révolution civile. Tout le monde s’autoproclame révolutionnaire, même les passéistes ou les conservateurs ou les salafistes. Tout le monde se donne un vécu révolutionnaire, dans la suite du lyrisme guévarien (Che Guévara est lui-même fils de bourgeois).

 

C’est le 14 janvier que, dans la mémoire collective tunisienne, une révolution a fait cause commune avec tout un peuple. Un président élu pour un mandat de cinq ans n’a pas le droit de retoucher l’histoire de la nation, parce qu’il se sent, lui, personnellement, et sentimentalement proche du zaouali des régions marginales, parce qu’il se prend pour un Justicier, en guerre contre la corruption. Le sentiment n’y est pour rien ici, pas plus que la justice. On est dans les faits, dans l’histoire. On connait les deux formules célèbres de Durkheim : d’abord, il faut considérer les faits sociaux comme des choses ; ensuite, la caractéristique du fait social, c’est qu’il exerce une contrainte sur les individus. C’est le cas de la révolution du 14 janvier, déjà proclamée dans les livres, manuels scolaires, presse, médias, journaux, archives, c’est-à-dire dans la mémoire collective. Le 14 janvier est une contrainte sociale et politique imposée par les faits historiques jusqu’à se transfigurer en mémoire collective.

 

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