Point de vue – Tunisie. L’autoritarisme électoral

 Point de vue – Tunisie. L’autoritarisme électoral

NACER TALEL / ANADOLU AGENCY / ANADOLU AGENCY VIA AFP

On verra très probablement, avec l’autoritarisme électoral, et son élection-alibi, la dernière phase qui risque de clôturer la fermeture du système politique tunisien.

Que peut-on attendre d’une élection post-coup d’Etat, se déroulant comme dans un état d’exception dans un contexte de confiscation de pouvoirs, sans partis politiques, sans véritables corps intermédiaires, organisée sur commande et voulue sur mesure par un homme, comme d’ailleurs la Constitution, et le référendum qui l’a adoptée ? Rien justement. Election ou non-élection signifient quasi absolument ici la même chose. La libre confrontation cède la place à la platitude de la certitude. Les jeux sont faits, les résultats connus d’avance. C’est l’ère de l’autoritarisme électoral.

L’autoritarisme électoral a une stratégie. Il commence d’abord par désigner une Commission électorale inféodée au pouvoir pour s’assurer de tout le processus électoral. C’est l’œuvre de l’Isie phase 2, nommée entièrement par un acteur politique principal, juge et partie, et qui a pris la place d’une Isie démocratique. Cet autoritarisme électoral change ensuite le mode de scrutin sur la base de listes pour mettre à l’écart les partis, en commettant une sorte de « particide », en y substituant un mode de scrutin uninominal, favorable à l’émergence préméditée d’amateurs politiques, embrigadés pourtant de manière « partisane ». Un scrutin que certains constitutionnalistes proches du pouvoir ont appelé fièrement de leurs vœux, par anti-islamisme primaire. Cet autoritarisme électoral conditionne ensuite l’éligibilité à la présentation de quatre cents parrainages et à des démarches administratives interminables dont le seul but est de dissuader les bonnes prédispositions des candidats sérieux. En somme, le même obstacle de la lourdeur bureaucratique, mis devant les créateurs de richesses de toutes sortes. On méprise en passant les binationaux qui ont su rendre à son destinataire la pièce de sa monnaie, en s’abstenant de se porter candidat en Europe à une élection trompe-l’œil ou à une « élection-trahison » en langage sartrien. L’autoritarisme électoral empoisonne encore l’atmosphère politique de l’opposition, notamment des dirigeants connus de partis influents, rivaux futurs ou « influenceurs » écoutés, par des arrestations arbitraires sur la base d’échos ou de rumeurs, pour jeter le doute sur leur futur politique et les décrédibiliser auprès de l’opinion. Il substitue ensuite des monologues successifs inintelligents en guise de campagne électorale. On voit des « candidats » parler tout seuls pour ne rien dire, et dans l’indifférence citoyenne. C’est le « pluralisme » au goût du jour. Certains cachent totalement la vérité, d’autres, comme aurait dit Bourdieu, « cachent en montrant » ou « rendent extraordinaire l’ordinaire ». Ils n’informent pas le citoyen, encore moins sont-ils tentés de l’éclairer. Ils étalent largement leur faux-savoir, préférant sur-banaliser une population enfoncée déjà dans la banalité, en donnant l’impression de viser l’essentiel ou de parler des « vrais problèmes » de société ou des difficultés du quotidien, aggravées pourtant par un « éclaireur en chef ».

L’autoritarisme électoral n’abolit ainsi pas radicalement et purement les élections, il les oriente et structure dans une « bonne direction » souhaitée. En fait, c’est comme si ces élections étaient abolies de facto. Cet autoritarisme craint l’illégitimité totale, il ne s’incommode pas d’une illégitimité relative ou d’une légitimité tronquée. Au pouvoir, on n’a d’yeux que pour l’essentiel : la survie. On connait la pratique de Ben Ali pour survivre dans les marécages. Il n’abolit pas le pluralisme, mais soumet avec insistance partis et candidats, comme le montrait Juan Linz en étudiant l’Espagne franquiste, au respect de deux conditions : 1) c’est le pouvoir central qui autorise les groupements concernés à intervenir politiquement et qui définit les limites de leurs prérogatives ; 2) ces groupements n’ont pas le droit de contester le fondement du régime, c’est-à-dire ni remettre en cause le chef du régime ni la légitimité et forme autoritaire elle-même (et on va probablement y venir avec les suspicions répétées des personnalités). La deuxième phase (attendue) suivra dans la logique des choses la première phase (actuelle).

La Tunisie va alors très probablement entrer officiellement après les élections législatives dans l’ère de la « post-démocratie ». Pas la post-démocratie entendue par la philosophe Chantal Mouffe, pour parler de « démocratie radicale » (celle qui approfondira simultanément la liberté et l’égalité), ou la « post-démocratie » dans son sens générique, exprimé par d’autres auteurs, celle qui désigne l’avènement d’une nouvelle façon de gouverner la société, qui se substitue progressivement à la démocratie. Cette mutation-là résulte non pas d’une crise, mais d’une évolution inéluctable de la démocratie qu’elle va transcender. La « post-démocratie » dont on parle dans notre cas d’espèce tunisien, n’est pas celle de la mutation positive, autant qu’elle est celle de sa défiguration, de son annihilation. C’est la « post-démocratie » dans le sens de retour à la « pré-démocratie », pour ne pas dire à la non-démocratie, qui n’est pas moins post-démocratique sur le plan des faits et de la chronologie. La démocratie de transition tunisienne est en train de basculer pour revenir au style et pratique de l’ancien régime dictatorial ou pour évoluer vers une forme hybride d’autoritarisme, reflet de la psychologie personnelle d’un président intransigeant, hermétique, peu emphatique, qui a visiblement du mal à savoir ce que gouverner veut dire.

Dans ce cas, l’autoritarisme électoral est une sorte de « phase terminale », officialisant la fermeture du système autour du couple président-parlement, prélude sans doute à un totalisme institutionnel, conduisant à un nouvel aventurisme politique fatal. Election-alibi, par laquelle l’homme sans contrôle aucun, désormais inarrêtable, aura les coudées franches pour modifier, désigner, arrêter, sanctionner, réprimer, harceler quiconque se mettra en travers de sa route. La politique a sa propre logique, dissuasive de tout lyrisme politique.

 

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