Point de vue – Tunisie. L’art de moraliser la vie politique en la démoralisant
La moralisation de la vie politique, qui a justifié le coup d’Etat de Saïed du 25 juillet, s’est avérée un échec patent pour un homme qui n’a ni les moyens ni le sens de la moralisation en politique.
Moraliser la vie politique est une chose souhaitable, qui est demandée à toute la classe politique, à tous les types de pouvoir, républicain ou monarchique, à toutes les institutions. Même des régimes autoritaires s’y sont essayés, notamment en Asie, non sans difficulté. Cette moralisation, loin d’être une chose aisée, est traduite en Tunisie depuis le 25 juillet, par l’idéologie un peu trop galvaudée de la lutte contre la corruption. La moralisation n’est hélas pas le fait des dictatures. Un homme confisquant tout, qui ne prend pas en compte les valeurs de ses semblables, est par essence un être immoral, finissant dans le déni et l’abus politique. La moralisation est en principe le fait des régimes démocratiques et libéraux, qui ont les recettes nécessaires pour faire entrer patiemment et durablement dans les mœurs et dans la culture politique, les vertus et les valeurs du Bien public, d’égalité, de liberté, de solidarité, de Justice, ainsi que, plus concrètement, les pratiques de contrôle, de séparation des pouvoirs, de redevabilité, de bonne gouvernance, d’institutionnalisation des corps de l’Etat.
Un pouvoir épris de justice dans la société et dans l’Etat, enclin à la lutte contre les gaspillages et les abus de toutes sortes, est appelé à donner lui-même l’exemple, non pas de sa probité personnelle, mais de sa Vertu politique, cette phronesis (sagesse, modération) dont nous parlaient les Grecs, qu’on peut moderniser par – outre la compétence politique nécessaire pour gouverner, et supposant une certaine éducation – la limitation de pouvoir, l’esprit de compromis, l’écoute des voix dissonantes ou contraires, l’esprit de conciliation, la distinction entre la « haute politique » (opportunisme d’ordre historique) et la « petite politique » (politique politicienne, populisme, démagogie). En démocratie, tout le monde, peuple et gouvernants, groupes et institutions, est lié et impliqué dans l’action contre la corruption. Une action efficace contre la corruption est tributaire de l’Etat de droit, instaurant la confiance des citoyens tant vis-à-vis du pouvoir, qui risque de mal gouverner, que vis-à-vis des autres citoyens, qui ne savent pas toujours s’autolimiter quant au respect des droits et libertés d’autrui et aux nécessités du vivre-ensemble.
La moralisation de la société et de l’Etat suppose encore l’acte de produire et de distribuer des biens, en évitant les pénuries à répétition, de nourrir le peuple, de subvenir à ses besoins vitaux par une économie intelligente, moderne et efficace. Un peuple mal nourri, mal gouverné, mal administré, est un peuple affamé, sur-émotif, instinctif, qui ne ratera aucune occasion pour subtiliser les biens d’autrui, recourir aux passe-droits et à la corruption, pour se désolidariser avec son prochain, entretenir un égoïsme primaire, penser à survivre à court terme. Le message de la moralisation n’a ici aucune chance de passer.
Le peuple croit à tort que la justice peut être introduite par un homme seul, à qui on attribue le sens de la « justice », à la manière des Oracles, quoique cet homme est politiquement maladroit, n’a pas les moyens de ses discours verbeux et non pratiques, tant à l’échelle nationale qu’internationale. Kais Saïed a été éduqué dans le système suranné des zaïms autoritaires arabes des années 1960-1970. Il est tantôt nourri par une culture littéraire, historique et religieuse, tantôt par une conception « culturelle » de type populaire et populiste, issue de la banalité des rues, qui considère que seul un homme fort, détenant en main tous les leviers de l’Etat, qui fait un coup d’Etat contre les institutions, contre les islamistes, contre la démocratie, a des chances de « sauver » un peuple dit « en détresse », de penser à la solidarité avec les plus humbles, fut-ce par des disettes répétitives. Ce qui explique l’adhésion des catégories marginales et non instruites, peu conscientes de leurs intérêts économiques, politiques et moraux, éblouies par son discours euphorisant, belliqueux, émotif. Un peuple réceptif au populisme, parce qu’il est lui-même populiste et simpliste.
Mais le président tunisien a fini par démoraliser la majorité de la population, à supposer qu’il lui a vraiment inspiré confiance et optimisme lors du coup d’Etat contre le parlement, contre la Constitution et les islamistes. Une démoralisation qui a motivé l’éloignement des quelques membres de l’élite qui l’ont spontanément suivi au début de la funeste aventure, qui a dénaturé le sens citoyen et civique de la participation politique, qui a nourri l’abstentionnisme électoral, réputé être une marque de méfiance officielle, politique et sociologique vis-à-vis du pouvoir. L’art de moraliser la vie politique par Saïed s’est avéré à l’usage démoralisant. Lui-même frôle la démoralisation malgré les apparences, comme le montrent ses fortes inquiétudes pour les prochaines élections présidentielles, même en verrouillant tout. Si vraiment ces élections ont la possibilité de se dérouler démocratiquement, dans la transparence et le pluralisme, sans manipulation du code électoral de dernière minute selon les candidatures concurrentes en question (et on en doute), elles risquent de ruiner son destin présidentiel et sa « carrière » politique, et de le sortir du jeu de manière aussi soudaine qu’il y est entré.
Que signifie la justice pour un président qui s’est caractérisé depuis son coup d’Etat par une injustice politique manifeste vis-à-vis des droits et libertés des citoyens et de la vie institutionnelle et par son inefficacité ? Injustice politique (vis-à-vis de ses concurrents et de l’opposition), injustice constitutionnelle (volonté préméditée de ne pas désigner les membres de la cour constitutionnelle), injustice judiciaire (mainmise sur les juges, procès politiques bâclés et expéditifs, procédures manipulées), injustice morale (vis-à-vis de la presse et des médias).
Il ne faut alors pas jouer au moralisateur ou au justicier quand on crée par sa propre politique et obstination un système de pénurie, quand on accuse sans preuves en jetant des opposants en prison, quand on confisque la parole libre des citoyens, quand on laisse le peuple dans la misère juste parce qu’on cherche à satisfaire une souveraineté dogmatique et égocentrique, sans connaitre tous ses ressorts politiques et ses aléas économiques.
Au-delà du cercle restreint des partisans du président à l’échelle nationale, le peuple dans sa majorité n’est pas dupe. Il est indigné et démoralisé par ce spectacle affligeant d’un homme qui se croit béni des dieux, même dans ses échecs réels et palpables, qui s’obstine à gérer l’inefficacité pour un peuple qui n’a d’autre alternative qu’entre la misère et l’oppression, de quelque côté où il se tourne, de la politique, des aliments de base, comme des transports, de la santé, de l’éducation. La moralisation de l’un a fait la dépression de l’autre.
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