La tyrannie de la foule post-révolutionnaire
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Qui a mieux que Gustave Le Bon décrit « la psychologie des foules », titre de son ouvrage publié en 1895,à la suite des fureurs révolutionnaires du XIXe siècle, et mieux ressenti leurs préjugés, leurs passions collectives, instinctives et irrationnelles, leur sauvagerie, voire leur barbarie ? Ses leçons sont encore à l’ordre du jour après les révoltes arabes, notamment en Tunisie, qui a connu depuis six ans des mouvements de foule irascibles. Mouvements qui subsistent et s’imposent de manière violente jusqu’à ce jour.
On a tous été, à un moment ou un autre, emporté malgré nous, de manière inconsciente, à des mouvements de foule frénétiques et incontrôlables, où notre individualité se dissout soudainement dans le collectif : au stade, dans un concert, dans des grèves à la faculté, dans une manifestation collective, à travers un rire contagieux, ou même, plus prosaïquement, dans les bandes et groupes de quartier. Mais, cela reste épisodique, naïf et spontané. Cela n’avait pas l’ampleur des mouvements de foule collectifs, intenses, plus agressifs, plus violents que connaissent les révolutions, où la foule cesse d’être un simple agrégat d’individus pour devenir une entité propre, autonome, et quasi-permanente. Pire, la foule n’est plus dans ce cas une violence, elle est un esprit. Un esprit capable de défier l’âme nationale, surtout quand la foule a « conscience » de combler le déficit en matière d’autorité de l’Etat.
La férocité de la foule et la loi du nombre donnent raison à la déraison, légitiment toute action contre l’Etat, contre une institution quelconque ou une entreprise privée. Cette foule-là ne se satisfait plus des grèves, elles-mêmes considérées comme un ultime recours revendicatif, ni des sit-ins qui ont illustré les manifestations sociales et politiques des années bouillonnantes de la transition. Elle passe au statut de milice, qui bloque l’entrée des villes et villages, qui agresse les agents de l’ordre, qui brûle tout sur son passage, qui ferme la porte d’entrée d’une université à clefs face à la passivité de la police, qui occupe plusieurs jours les bureaux des doyens, qui « légifère » en lieu et place de l’Etat et de ses institutions.
Dernier incident en date, on a vu ces jours-ci une femme, fonctionnaire de son état, suivie de son clan et d’une foule acharnée, attaquer le délégué de Sidi Hassine El Séjoumi, aux environs de Tunis, parce qu’il a « osé » établir un questionnaire contre cette fonctionnaire qui a commis une faute professionnelle. Celle-ci l’agresse, le gifle et l’attaque en public en ameutant tout le village qui a pris fait et cause pour elle. La dame a bien préparé son scénario. Elle fait filmer la scène, envoie la vidéo dans les réseaux sociaux, pour soi-disant alerter l’opinion, en invoquant des raisons mensongères tendant à accuser le délégué de « harcèlement sexuel ». Certains ont salué « l’audace de la femme » en délire. Il est vrai que l’analphabétisme et la misère participent à l’hystérie collective. On se croirait au Moyen-âge. Alerté, le gouverneur de Tunis, ancien ministre de la justice, se déplace aussitôt sur les lieux et rétablit la véracité des choses. Le chef du gouvernement décide encore de se solidariser et de recevoir le délégué victime de la foule, qui a obtenu l’appui de tout le corps des délégués.
Ce n’est plus un fait divers, c’est la tyrannie d’une foule qui vit encore un interminable délire révolutionnaire. Une foule qui s’estime en droit de châtier quiconque ayant l’outrecuidance de s’opposer à ses injonctions. Une foule irrationnelle, qui hypnotise encore le groupe. C’est la maladie infantile des révolutions. L’homme perd plus que sa civilité, il perd sa civilisation. Comme l’écrit Gustave Le Bon, « Le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, par conséquent un barbare ».
Plus qu’une ruée ou un raz-de-marée, en temps révolutionnaire, la foule est un esprit, une attitude, une prédisposition brutale. Elle agresse verbalement, elle lynche physiquement, mais elle peut aussi insulter, diffamer ou attenter à l’honneur des gens en toute impunité, par écrit dans les médias ou dans les réseaux sociaux, par un effet d’entrainement ou d’imitation. En Tunisie, comme partout ailleurs, Facebook a certainement du mérite en tant que moyen de pression sur les autorités et en tant qu’espace public. Mais, il est aussi significatif d’un état d’esprit, que j’appellerai « le lynchage moral ». Il n’est pas seulement un espace public, aussi virtuel soit-il. Il est le lieu où se déverse en grande partie les pulsions destructrices, l’inculture démocratique et la haine collective et communautaire. Il est facile d’accuser sur ce réseau une personne publique, un homme politique ou un parti politique, de manifester un racisme abject ou sa haine envers un groupe, une classe ou une communauté. Il suffit qu’un facebooker émette une opinion, un avis ou un commentaire personnel, soutienne une idéologie « non approuvée » par la foule, fait des critiques argumentées, exprime une opinion modérée, mais contraire à celle exprimée par la foule passionnée, pour que retombe sur lui les insultes et les attaques les plus basses.
Il est vrai que sur les plateaux de télévision, les hommes politiques et les partis, qui se chamaillent et s’insultent sur des futilités ou sur leurs prises de position respectives, sont loin de donner le bon exemple de la sérénité d’un débat public fondé sur la raison. Mais, cela doit-il justifier cette vindicte facebookienne aussi versatile qu’émotive ? On « aime » des délires collectifs, on « partage » des insultes partisanes à l’adresse des islamistes ou des laïcs, des vieux ou des plus jeunes. L’avis contraire est « trahison », l’opinion différente est « une honte ».
Si la démocratie, tout comme la civilisation, se construit patiemment à travers des générations successives, il suffit d’un acte, d’un écrit féroce et irrationnel de la foule, pour faire retourner une société à l’âge de la pierre.
Hatem M’rad