Point de vue – Tunisie. La réinstitutionnalisation de l’autoritarisme

 Point de vue – Tunisie. La réinstitutionnalisation de l’autoritarisme

KAIROUAN, TUNISIE, le 26/07/2022 – KABIL BOUSENA / AFP

Les indices de la réinstitutionnalisation de l’autoritarisme sont de plus en plus concrets en Tunisie.

 

Un des signes peu trompeurs de la réinstitutionnalisme de l’autoritarisme, même après le référendum sur la Constitution et « l’adoption » très problématique de celle-ci, c’est le non- respect de l’autorité de la chose jugée d’un tribunal, un des principes majeurs en droit, et pire encore, le non-respect d’une décision définitive. La ministre de la Justice qui a déjà suggéré au président de la République la liste des juges à démettre, et qu’il a fini par démettre, lui a encore proposé de passer outre la décision irrévocable et définitive du tribunal administratif qui a annulé la décision de suspension des juges par le même président, et de poursuivre les juges innocentés par le tribunal administratif (47 juges sur 57). Pourtant le souvenir du caprice de Bourguiba vieillissant, à la veille du 7 novembre, qui voulait rejuger les islamistes après une décision de justice définitive, parce qu’il ne se contentait pas de la prison à vie ou de longues peines de prison, mais voulait leurs têtes, hante encore nos mémoires et nos esprits. Bourguiba était pourtant juriste, comme Saied, et savait, comme lui, ce qu’ « autorité de la chose jugée » voulait dire.

Alors la Constitution de Saied va-t-elle se borner à être un instrument de violation du droit ? Déjà tout le monde a observé l’inféodation au président de la prochaine Cour constitutionnelle dont tous les membres sont nommés par le président lui-même. Il faut croire qu’à l’avenir, toute idée de hiérarchie des normes va de ce fait disparaître. Y aura-t-il des juges, des tribunaux, imbus de leurs fonctions, pour défendre ce principe face à un exécutif autoritaire ?

 

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Le droit de l’autoritarisme est totalement et purement politique. Même Carl Schmitt, théoricien de l’autorité ou de l’autoritarisme, ne considérait la nature essentiellement politique du droit qu’en période de crise, d’exception ou d’intensité historique. La Constitution tunisienne a maintenant clos formellement et officiellement (mais formellement et officiellement seulement) cet état d’exception. On va avoir affaire désormais à l’exceptionnalisme politique durable et institutionnalisé. Le ton est donné par cette guerre illégale envers les juges.

L’idée maintenant, à la faveur de la chasse aux islamistes par un homme, est de hiérarchiser en priorité ou de « normativiser » la dictature, pour que l’autoritarisme de l’Etat et le conservatisme social puissent entrer dans les mœurs. La révolution n’est pas La révolution et la démocratie n’est pas La démocratie. L’espace public n’est pas ouvert à tous, la politique n’est pas permise à tous, comme dans l’Antiquité gréco-romaine. Le droit est tantôt sélectif, tantôt banni. Le coup de force en démocratie est le seul moyen d’imposer le « droit ». Une Constitution va pacifier le pays, éradiquer la corruption, faire redémarrer l’économie, les investissements et stabiliser l’Etat : ce sont les illusions lyriques de Saied. Ben Ali ne pensait pas autrement, il est parti par la force, faute de consensus profond. Un simplisme politique du pouvoir à l’état pur, inspiré des politiques sécuritaires d’Erdogan, d’Al-Sissi et de Tebboune dont les projets grandioses s’acquièrent au prix de l’écrasement de tous. En tous cas, il y a discordance manifeste entre fins, moyens, actes et visées.

 

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Hannah Arendt a eu le mérite de distinguer en politique entre le but, la fin et le sens (Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, 1995, p.177-178). Le « sens » d’une chose réside en elle-même, dans l’activité ou l’action politique aussi longtemps qu’elle dure (l’action de Saied jusqu’à son aboutissement). Le « but » d’une chose, lui, ne commence à devenir réel que lorsque l’activité qui l’a produit est parvenue à son terme (comme lorsque le fabricant a fini son produit, ou lorsque la politique de Saied se serait effectivement réalisée). En ce qui concerne les « fins », ce sont les critères de nos orientations, ceux qui jugeront nos actes (sur la base de quoi on doit juger et évaluer la politique de Saied). En fait, la « fin », qui est la valeur finale, devrait permettre, dans l’esprit de Hannah Arendt, de savoir si les moyens envisagés par l’action politique sont eux-mêmes conformes ou pas à la « fin » poursuivie. Pour éclairer l’explication, elle ajoute un quatrième  élément, celui du « principe de l’action » qu’elle a emprunté à Montesquieu (chez celui-ci les principes de gouvernement sont : honneur dans les monarchies ; vertu dans les Républiques, et crainte dans les tyrannies). Or le principe de l’action donne une indication sur le rapport entre les moyens et les fins.

 

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La norme politique justificatrice de l’action de Saied continue à être l’éradication des islamistes par un conservateur rétrograde, norme devant laquelle toute obstruction d’ordre juridique doit être bannie. La norme politique poursuivie, le « but », serait de parvenir à l’infaillibilité de l’Etat face aux groupes divers et aussi de permettre, chemin faisant, la sacralisation d’un homme. La « finalité » envisagée est la justice sociale, la réhabilitation des humiliés et « damnés de la terre ». C’est le « sens » de la politique de Kais Saied, un sens qui va en réalité dans le sens de la réinstitutionnalisation de l’autoritarisme, parce qu’il envisage de fait comme « principe d’action », à titre conscient ou inconscient, de confondre tous les principes d’action de Montesquieu : « l’honneur » des monarchies (orgueil, égo, rage, revanchisme), « la vertu » des Républiques (soif de justice) et « la crainte » des tyrannies (abus de pouvoir et illégalisme). La logique se tient : coup de force, Constitution unilatérale imposée au peuple comme une charte octroyée donnant au président les moyens de sa force, et donc, résultat, il ne peut pas ne pas y avoir autoritarisme de droit et de fait. La Tunisie retourne à la case départ.

Finalement, la question se pose encore et encore, avec les machiavéliens comme avec les anti-machiavéliens: la politique a-t-elle encore un sens ? Les buts que l’action politique voudrait poursuivre sont-ils dignes, ou peuvent-ils être dignes, des moyens qui peuvent être mis en œuvre dans les circonstances politiques en général, et dans les circonstances présentes en Tunisie ? On en doute très fortement pour le cas tunisien actuel.