La réconciliation face aux démons de l’« irréconciliation »
La nouvelle version du projet de loi sur la réconciliation économique, présentée par le président Essebsi et déposée à l’Assemblée des Représentants du Peuple, sera sans doute l’une des épreuves difficiles auxquelles va passer la transition tunisienne. Une épreuve difficile tendant à bousculer l’ordre juridique ordinaire, valable pour une situation politique normale, et à emprunter des procédures adaptées à la justice de transition, c’est-à-dire des modalités de type transactionnel, propices aux Etats en transition. Des procédures nécessaires aux graves difficultés économiques et sociales du pays.
Cette loi s'inscrit dans le cadre du renforcement du système de justice transitionnelle. Elle cherche à créer un climat favorable à l'investissement et à l'économie nationale, et à renforcer la confiance économique dans le pays et à l’étranger. Elle vise à adopter des mesures spéciales pour les malversations financières et les atteintes aux finances publiques. Il faut bien fermer définitivement ce dossier, tourner la page du passé, et passer à une autre étape : celle du développement.
Le projet tend d’abord à amnistier les fonctionnaires, tout agent public ou assimilé poursuivi pour des actes de malversation financière et pour atteinte aux finances publiques, à l’exclusion de la corruption et de détournement de fonds publics. Il s’agit de fonctionnaires ayant reçu de leurs supérieurs politiques l’ordre de violer la loi, sans qu’ils n’aient tiré de profit. Il tend ensuite à amnistier une deuxième catégorie de personnes ayant commis des infractions de change commises avant la date de promulgation de la nouvelle loi. Il tend enfin à instaurer une réconciliation pour toute personne ayant tiré avantage d’actes de malversation financière et d’atteinte aux finances publiques. Ceux qui demandent à se soumettre à cette procédure de réconciliation et de transaction à l’amiable doivent faire une demande circonstanciée, et la présenter à une commission de réconciliation, composée de manière très diversifiée, qui sera créée auprès de la Présidence du Gouvernement. L’introduction de cette demande et son acceptation sera suspensive des poursuites et des délais de recours.
Il s’agit bien sûr d’une épreuve difficile pour le président et pour la majorité gouvernementale. Il faudrait convaincre l’opinion et l’opposition de l’utilité et du bien-fondé de ce projet, ainsi que de l’opportunité et de la légitimité de l’exception. Car si la transition est en principe censée être un processus consensuel, il n’en est pas ainsi pour le cas d’espèce. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la réconciliation divise l’opinion tunisienne en deux pôles : partisans et opposants, même si la balance semble pencher cette fois-ci nettement en faveur des partisans de la réconciliation. En définitive, tout le dossier de la réconciliation divise, de l’IVD et de sa présidente jusqu’à la réconciliation économique d’Essebsi. Chacun choisit le procédé qui lui convient sur le plan politique. Deux réconciliations pour deux Tunisie. Déjà déchirante sur le plan moral, la réconciliation l’est encore sur le plan politique.
Au fond, l’épreuve dont il s’agit n’est pas plus difficile que d’autres épreuves plus dramatiques qu’a connues la transition tunisienne : victoire des islamistes aux élections de 2011 après une révolution civile, lynchage du représentant de Nida par les ligues de protection de la révolution, assassinats des deux leaders de gauche, agression des sièges de l’UGTT et de l’ambassade américaine, compromis gouvernemental entre Ghannouchi et Essebsi. Des événements qui ont eu lieu durant la troïka, une alliance dont faisaient partie certains partis et opposants actuels du projet de réconciliation économique. Ainsi parmi les « belles âmes » qui rejettent le projet de loi sur la réconciliation, certaines d’entre-elles ne sont pas indemnes de tout reproche moral. Le président Essebsi et la majorité sont à leurs yeux complices avec la corruption. Eux, ils étaient complices avec des groupuscules terroristes, jihadistes, ligues. Ils ont observé et accompagné passivement le crime, et l’ont parrainé politiquement. Outre que l’IVD est une instance politisée, installée par une majorité islamo-cpériste à l’ANC, au moment où Ennahdha était préoccupée par l’islamisation rampante dans le pays et le CPR soucieux de vengeance sur l’ancien régime. Quoique les islamistes, plus pragmatiques qu’illuminés, sont aujourd’hui favorables à la réconciliation économique et à la stabilité de la majorité gouvernementale.
L’opposition et certains organismes associatifs sautent sur une occasion inespérée pour faire ressortir les « dérives » d’un système politique « complice »avec les corrompus, et les contradictions d’une majorité abusant de son droit et du droit. Et ils le manifestent dans la rue. C’est de bonne guerre. C’est le propre des démocraties : profiter opportunément des lacunes et indéterminations éventuelles de l’autre camp et le mettre sur la défensive.
En fait, ce projet n’est pas bien défendu par la majorité actuelle, celle qui est en tout cas appelée à le voter au parlement. La communication, ou plutôt la pédagogie, passe mal à son sujet. Le président, le gouvernement, le groupe parlementaire de Nida, Ennahdha et le reste de la majorité, même s’ils sont assurés de voter le projet, n’en ont pas moins des scrupules à le soutenir et à le défendre franchement auprès de l’opinion. L’argumentation est insuffisante, et les défenseurs politiques compétents du projet semblent se défiler, préférant d’autres situations plus confortables. Les membres de l’accord de Carthage sont prompts à partager les bonnes choses, mais restent confinés quand il s’agit de défendre des choses difficilement défendables. Une alliance à la carte, en somme. Ils se rabattent tous sur les blocs parlementaires et, en cas de dérive, sur le bloc Nida-Ennahdha. C’est comme si l’opinion n’avait pas voix au chapitre. Ce n’est pas un hasard si le débat public sur le projet de loi sur la réconciliation économique manque de consistance. Les injures et les jérémiades se substituent aux arguments sereins et sérieux. Alors même que la nature du projet commande une telle sérénité.
Le projet de loi sur la réconciliation économique est incontestablement utile et nécessaire. L’Instance Vérité et Dignité, suspectée d’être politisée à la source, bénéficie, elle, de la durée. Alors que la situation économique et sociale, déplorable, malgré un léger mieux, est urgente. Pas besoin d’être clerc pour constater que si les choses restent en l’état, la Tunisie risque bientôt d’être déclarée« Etat failli ». Elle est déjà ingouvernable, sans pilote, en proie aux réseaux et contrebandiers.
Les partis appellent souvent à la défense de la souveraineté nationale, quand la question touche aux interférences des banques mondiales et des puissances internationales. Ils reprochent au pays d’être surendetté. Ils oublient que la défense de cette souveraineté passe ordinairement par la santé économique du pays. D’autant plus que d’après la même loi, les amnistiés sont condamnés à rembourser l’argent détourné, à rapatrier les fonds détenus à l’étranger, à payer des pénalités, et surtout à investir impérativement dans des projets de développement dans les régions défavorisées. Pourquoi les partis habités encore par les démons de l’« irréconciliation » doivent-ils empêcher, pour des raisons idéologico-politiques, que les populations de ces régions démunies puissent bénéficier de tels projets, tributaires de la mise en œuvre de cette loi ?
En fait, ce qui gêne les défenseurs du projet, et semble constituer l’atout de ses opposants, c’est qu’au moment où le pays est gangréné par la corruption, où la chasse à la corruption, une priorité nationale, est réclamée par tous- opinion, autorités indépendantes, partis, médias, élites- le président ressort son projet de réconciliation économique tendant à amnistier d’anciens profiteurs du système Ben Ali, et souhaite cette fois-ci forcer la main à l’opposition par une majorité automatique à l’Assemblée. Un projet qui, faut-il le préciser, ne peut être présenté que par le président de la République, censée être au-dessus des partis, même s’il est engagé, lui aussi, dans l’action politique.
Quoi qu’il en soit, il y a une certaine logique à séparer la réconciliation politique, réservée l’IVD, et la réconciliation économique, réservée à d’autres commissions faisant intervenir d’autres critères d’évaluation d’ordre financier. La démarche n’est pas la même, l’effet escompté non plus. Le traitement des dossiers des personnes concernées et du pays peut gagner en efficacité et en célérité. C’est une question de bon sens.
Hatem M'rad