Point de vue – Tunisie. La loi et la mort
Le Tunisien s’entête encore à ignorer le sens et la portée de la loi et des mesures de précaution ordonnées par les autorités, même quand il y va de sa propre vie, comme en temps de pandémie.
Il est un domaine en Tunisie où il n’y a aucune différence entre la dictature et la transition démocratique, entre la centralisation de l’ordre ou sa décentralisation, entre les temps ordinaires et les temps de crise ou entre l’état sanitaire ordinaire et l’état de pandémie, c’est celui de la perception et de l’application de la loi. Que la loi existe ou qu’elle n’existe pas, guerre ou paix, croissance ou faillite économique, c’est la même chose. Le Tunisien, comme le peuple arabe en général, est réfractaire à la « loi », dans le sens large du terme : mesure censée être logique, objective et rationnelle, ordonnée par l’autorité politique, de quelque provenance qu’elle soit, parlement, gouvernement, gouverneur, maire ou autre représentant de l’autorité.
L’autorité ordonnatrice elle-même, et pas seulement le citoyen, est indifférente à la loi qu’elle a elle-même confectionnée et ordonnée, à son suivi, à son observation, à son effectivité. C’est la tâche des subalternes de contrôler la loi, mais les subalternes eux-mêmes s’en balancent. Pire que l’autorité ordonnatrice, ils la dévient de son sens, par des arrangements, compromis, troc, pour ne pas dire par la corruption. Au-delà de la responsabilité du gouvernement et des ministres, Benjamin Constant s’est attardé, à juste titre, sur la question de la responsabilité des agents subalternes, inférieurs, dont la mission même consiste à obéir et à exécuter les ordres des ministres, même si la question est aussi délicate que complexe. Mais, il en a fait une question de principe, en s’inspirant toujours du modèle anglais, notamment dans sa brochure De la responsabilité des ministres. Il suffit de regarder en Tunisie le comportement de la police dans l’application du code de la route et dans le contrôle des véhicules (camions, bus, taxis individuels et collectifs, louages, voitures) pour se rendre à l’évidence. On marchande l’application de la loi avec l’automobiliste, pris même en flagrant délit d’illégalité, roulant sans autorisation, faisant des excès de vitesse, ainsi qu’avec les motards sans casques ou transportant illégalement toute leur famille derrière eux, comme du bétail. L’« approximatisme » des agents de « l’ordre » dans l’application de la loi, leur visible deux poids deux mesures, leur nonchalance, indifférence, irrespect vis-à-vis des citoyens, leur corruption sont des violations manifestes de la loi. C’est le désordre issu de l’ordre. Le policier sans masque ne peut contraindre un citoyen sans masque à le porter. Coluche n’avait pas tort quand il disait que « c’est la police qui trouble l’ordre public ». La loi est tantôt objet de négoce dans la durée, tantôt d’application soudaine par ces mêmes subalternes, bousculés par les circonstances ou les consignes des supérieurs. Après les moments de laxisme ordinaire, on décide de temps en temps, c’est-à-dire pendant deux ou trois jours, et à titre exceptionnel, de faire des campagnes de vigilance, souvent éphémères et occasionnelles, comme en été, ou durant les fêtes de l’Aïd ou de fin d’année. De même, le Président de la République ou le président du Parlement ou des membres de la majorité parlementaire qui se jettent dans une manifestation de foule, dans la rue ou dans la mosquée, sans distanciation physique, sans masque ne sont plus des modèles de légalité aux yeux de l’opinion. La politique prime sur la santé, prime sur la vie.
La loi-kleenex
Ainsi, autorités politiques, subalternes et citoyens sont tous logés à la même enseigne et participent à ce que nous pouvons appeler le règne de la « loi-kleenex ». La loi sert à se moucher, comme un kleenex. On s’y mouche et on la jette aussitôt à la poubelle. La loi est faite pour être violée disent les imbéciles.
La loi justifie la fonction de l’élu ou de l’autorité politique qui, une fois l’avoir mise en vigueur, pense « de bonne foi » qu’il devrait alors légitimement sortir du jeu. Légalement et politiquement, il a ordonné quelque chose de positif durant son mandat ou dans l’exercice de ses fonctions et a réglé le problème au « fond ». C’est l’exemplarité, non par l’observation ou le suivi, mais par l’ordonnancement de la loi. Les statistiques jouent d’ailleurs en sa faveur. En cas de doute sur son action, il cite ses lois. On a fait ceci, on a fait cela, on a pris telle ou telle mesure pour combattre le mal. Matériellement, il renvoie les procédures d’application aux subalternes et son application à la « conscience » civique introuvable des citoyens.
Loi et pandémie
En temps de pandémie, les choses vont plus vite. On entre dans l’improvisation des mesures au jour le jour. On suit le déroulement sinueux de la pandémie et la diffusion anarchique du virus dans les différentes régions du pays. Toute stratégie est difficile à mettre en œuvre par des autorités habituellement peu stratégiques, peu logiques, peu professionnelles, courant derrière le virus, comme l’événement, sans jamais pouvoir les attraper ou même s’y rapprocher. Les interminables conflits entre les trois pouvoirs politiques depuis 2019 ne facilitent, il est vrai, guère les choses. Ce que l’un fait, l’autre le défait. La loi de l’un est aussitôt obstruée ou démolie par l’autre. La loi n’a aucune chance de survivre dans cette guéguerre entre un président inerte, dépassé par les événements, une majorité islamiste roublarde et un gouvernement insignifiant, soucieux tous de l’immédiateté et de l’instant, jouissant des failles de leurs adversaires ou des pièges qui leur sont tendus. Leur collaboration contre la pandémie, comme sur d’autres thèmes d’ailleurs, est pure fiction. Pourtant, aux yeux du citoyen, aussi irrespectueux lui-même vis-à-vis de la loi, l’exemplarité devrait venir d’en haut. Excuse bien entendu opportune justifiant l’inculture de la loi auprès d’une masse arabe dirigée depuis des millénaires, religieusement au temps du califat ou politiquement dans l’histoire contemporaine, comme des bêtes de somme, accoutumée à la violence et à la brutalité du pouvoir unilatéral, sans foi ni loi.
La loi fatale
Quelle mesure, quelle loi appliquer alors aujourd’hui par l’autorité politique ou aujourd’hui scientifique ? Cette « loi » a-t-elle des chances de lutter d’une quelconque manière contre le coronavirus ? Tout le monde prend les gestes barrières et les mesures de précaution comme des mesures rationnelles dans un monde désormais irrationnel, comme la raison du plus fort, comme des ordres pourrissant les conditions d’une vie déjà pourrie par la misère, l’inconfort et la marginalité. En temps normal, on n’a déjà pas l’habitude d’appliquer une loi censée être durable, alors comment peut-on appliquer des mesures changeantes et provisoires au gré de la diffusion du virus. Couvre-feu à 22h, puis deux semaines après, couvre-feu à 20h ; fermeture des commerces, puis ouverture ; fermeture des cafés à 16h, puis à 20h, puis à 22h ; travail (et cours) à distance, puis en présentiel. Le peuple ne rationalise pas, même à titre provisoire. A quel saint doit-il se vouer, lui qui ne comprend toujours pas ce que la loi veut dire ? La loi est rationnelle, il est passionné ; la loi est objective, il est subjectif ; la loi est logique, il est fondamentalement désordonné ; la loi est impartiale, il est trop partial avec sa famille, amis et proches. C’est comme si la loi est faite pour l’altérité, pas pour soi, pour un autre monde, un monde meilleur ou un « peuple de dieux ». Elle n’est, paradoxalement, pas dans l’esprit du Tunisien, la certitude, mais l’aléa, le terrain sinueux, la manigance même sur lesquels s’est jetée l’autorité politique pour servir ses desseins.
La Tunisie frôle la catastrophe sanitaire aujourd’hui en dépassant les 6 000 cas et 100 décès par jour. Le Tunisien voit le mal juste dans les statistiques quotidiennes, il n’est toujours pas concerné par le fléau. L’incivisme, l’irrespect de la loi et des mesures sanitaires sont aussi un fléau, aussi contagieux que le virus. Abêtissement d’un peuple abruti par la loi des dictateurs, la loi fluctuante de la transition, l’irresponsabilité des dirigeants, l’analphabétisme en progression et l’incivisme ambiant. Vraiment, l’inculture de la loi finira par nous tuer tous.
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