Tunisie – La guerre des droits

 Tunisie – La guerre des droits

D à G : Nabil Karoui


La guerre des droits a bien lieu en Tunisie. Elle est alimentée par une réforme électorale détestable, l’absence d’une cour constitutionnelle, une décision très douteuse de l’Instance provisoire de contrôle et par le refus du président Essebsi de signer une loi votée par le parlement.


On a pris l’habitude dans cette transition chaotique, agitée par une élite politique impatiente, de voir dirigeants et partis politiques se donner coups sur coups et de s’accuser de tous les torts sur tous les tons, où quolibets, déclarations péremptoires et discours argumentés finissent par se confondre. La finalité immédiate l’emporte sur les encombrants moyens. On se laisse croire que si la politique s’écrit dans les livres, se décortique dans les journaux et s’enflamme  sur les réseaux sociaux, elle se vit principalement sur le terrain. Un terrain infesté de mines. Lors même qu’une question touche au droit ou à la morale, l’acteur politique réduit ces valeurs à ses propres finalités politiques immédiates. Les élucubrations de la transition même surévaluent le politique.


Le président Essebsi n’a plus cessé de recevoir des coups depuis que les islamistes et le chef du gouvernement ont défini des stratégies communes. Il en donne aujourd’hui à son tour. Il répond au mal (remise en cause du pluralisme, de choix démocratique, exclusion, manipulation d’un code électoral sur mesure à quelques semaines des élections) par un autre mal (refus de signer une loi votée valablement par le parlement). Le mal par le mal, à défaut de combattre le mal par le bien. De bonne guerre en politique, où c’est la réussite qui l’emporte souvent sur le lyrisme, où le droit est en service commandé.


La politique est impitoyable, on le sait fort bien. Si on exclut la violence, la ruse n’y est pas interdite, du moins tant qu’elle est pacifique. Youssef Chahed et Ennahdha voulaient marginaliser le président, son fils, son parti Nida, ainsi que le turbulent Nabil Karoui, en faisant voter une loi inique, violant ostensiblement des principes fondamentaux de la Constitution. L’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL), dans une décision très contestable sur le plan du droit, reconnaît la validité de ce projet de loi qui viole manifestement l’essence du régime, c’est-à-dire les principes de démocratie, de pluralisme, de liberté de choix, du droit d’éligibilité, c’est-à-dire tous les principes en vertu desquels les Tunisiens ont fait chuter la dictature. Le président Essebsi leur répond en puisant dans les dernières ressources qui lui restent pour achever son mandat et défendre ses proches et partisans : la non signature d’un texte voté par un parlement souverain, mais dont la majorité lui est défavorable, fut-ce en égratignant le droit.


Mais de quel droit s’agit-il ? On joue à qui a violé les principes de droit en premier. On scrute l’origine du vice. Ce jeu est à somme nulle, tant qu’il n’y a pas de cour constitutionnelle. L’Instance provisoire est délibérément rallongée par les islamistes pour nuire à la primauté du droit. Un islamiste libéral et lucide, Lotfi Zitoun, l’a même rappelé hier dans une lettre envoyée à Ghannouchi, lui signifiant qu’il refuse d’être mis sur la liste électorale présidée par ce dernier à Tunis : « J’ai témoigné, dit-il, à Ghannouchi ma vive inquiétude en raison de l’absence de la cour constitutionnelle en lui conseillant de lever tout véto sur toute personnalité compétente pour en être membre, parce que cette institution est la colonne vertébrale du régime politique. Je lui ai rappelé que cette institution est la seule qui peut évaluer les actes du président de la République ». Rien à ajouter.


L’Etat de droit n’est pas encore établi en Tunisie, parce que les islamistes ne veulent pas s’en accommoder. Ils tirent encore une fois les ficelles d’un régime politique malfaisant qu’ils ont imposé au pays, alors même qu’à partir de 2012 (à l’époque de la confection de la Constitution), ils avaient déjà perdu toute légitimité représentative face aux nouvelles forces politiques ascendantes. On peut dans ce cas prendre à la lettre le philosophe Hegel lorsqu’il considérait que la Constitution d’un Etat marque « l’entrée de Dieu dans le monde ». C’est vrai, dans ce sens, le Dieu des islamistes a bien fait son entrée dans cette Constitution, et de manière diabolique. Dieu et le diable peuvent faire bon ménage en politique. Non contents de faire une Constitution sur mesure, du moins sur l’essentiel, chose qui a créé dans la pratique un climat détestable dans la vie politique et institutionnelle, les islamistes ont encore, de concert avec le chef du gouvernement, fait voter une loi électorale sur mesure.


Le président Essebsi, quelles que soient ses intentions politiques, pourrait dans ce cas tenter de faire prévaloir la Constitution profonde (démocratie, liberté de choix, égalité) sur la Constitution formelle (droit positif), encore inachevée. Les manœuvres secrètes des islamistes tendant à retarder la mise en place de la cour constitutionnelle et le désir de Youssef Chahed, pressé d’accéder au pouvoir coûte que coûte en balayant des adversaires potentiels sur son passage, peuvent conforter Essebsi dans ses choix. Un acteur politique représentatif ne peut rester inerte. Marginalisé, il compte faire une « révolution défensive ». C’est de bonne guerre.


Il se défend comme il peut, fut-ce en s’abstenant de signer un texte de loi comme l’y invite la Constitution. L’histoire politique témoigne de plusieurs exemples en la matière. Ce faisant, le président ne crée pas un mauvais précédent, car la Constitution reste inachevée et manque d’évaluateurs authentiques. Il défend d’autres principes supérieurs de la Constitution auxquels la réforme du code électoral a pris beaucoup de libertés. Le président Essebsi peut, en refusant de signer, rétablir la raison publique, les valeurs morales et politiques essentielles devant déterminer la relation mutuelle d’un gouvernement démocratique et constitutionnel avec ses citoyens, ou la relations élus/électeurs. Des valeurs quelque peu bafouées par la réforme du code électoral, immoralement effectuée à quelques semaines de l’échéance électorale pour servir les desseins du gouvernement sortant en perte de vitesse.


De quel côté se situe alors le droit tant réclamé, tant transgressé de tous parts? Du côté d’une Constitution bafouée dans son essence, dans ses principes fondamentaux par un texte de circonstances ? Du côté d’autres dispositions procédurales de la Constitution (signature de la loi par le président et entrée en vigueur) violées par un président censé être le protecteur et le garant d’une Constitution encore introuvable? Du côté d’une Instance provisoire qui, n’ayant pas voulu déplaire à la majorité gouvernementale, a reconnu la validité du texte en cause, et qui, sans doute sous pression, n’a pas voulu voir ce que tout le monde a vu : la violation du pluralisme, de la liberté et de la démocratie par un texte institutionnalisant l’exclusion politique ? Du côté de ceux qui considèrent que le président est en droit de se défendre contre ceux qui refusent de parachever l’Etat de droit, fut-ce en bousculant le droit lui-même? Du côté, pour parler comme Charles Renouvier, du « droit rationnel pur », résultant de considérations morales pures, ou du « droit historique », reposant sur la contrainte, sur le jeu politique du plus fort, ou sur une sorte d’état de guerre ? Parce qu’en l’espèce, il s’agit bien d’une guerre de droit ou d’une guerre entre des droits. Une guerre incertaine où la décision devrait pencher vers celui qui dispose des meilleures ressources politiques. Une guerre où politique du droit et droit politique se rejoignent, notamment en l’absence d’une cour constitutionnelle.


La politique prime malheureusement le droit, et même la morale. Le droit est au service de la politique, pas l’inverse. Le président Béji a saisi l’occasion de la signature du texte au vol pour tenter de faire prévaloir des principes politiques supérieurs. Il se trouve que la situation confuse arrange bien ses amis, son parti Nida, son fils et les fraudeurs du fisc tous réunis, et contrarie ses adversaires, tout en lui laissant croire qu’il joue encore les premiers rôles dans un régime qui n’est pas fait pour les présidents de la Républiques.