Point de vue – Tunisie. La dialectique des fins et des moyens

 Point de vue – Tunisie. La dialectique des fins et des moyens

© Alessandro Lonati / Leemage / Leemage via AFP

La dialectique des fins et des moyens est un des rapports de la politique. Les procédés sont variables aussi bien dans les régimes démocratiques, pluralistes ou dans les tyrannies. Dans quelle catégorie se situe l’entreprise saiedienne ?

 

La dialectique des fins et des moyens a deux modalités : celle de Machiavel, conception amoraliste, cynique, qui considère que seuls les résultats permettent d’apprécier la justesse de l’action pour savoir si elle est bonne ou mauvaise, et que seules les fins comptent en définitive et justifient les moyens ; et celle des moralistes, légalistes et légitimistes, qui considèrent que les fins ne se justifient pas en politique par tous les moyens ou par n’importe quels moyens, que seuls les moyens légitimes justifient les fins légitimes. Comme l’aurait dit Walter Benjamin : « Si la justice est le critère des fins, la conformité au droit est celui des moyens ». Et ainsi, « les fins justes peuvent être atteintes par des moyens légitimes, des moyens légitimes peuvent être employés pour des fins justes » (Critique de la violence, Paris, Payot, Petite biblio, 2018, p.58). On peut aussi concevoir une autre dialectique moyen-fin, plus réaliste, et moins immorale, consistant à user de la ruse pour parvenir à sa fin. Machiavel lui-même recommandait aux hommes politiques d’user de la ruse lorsqu’elle est plus profitable que la brutalité. C’est l’allégorie du renard et du lion. La ruse est pacifique et non violente, elle est à la limite de la légalité. La politique baigne d’ailleurs dans la ruse, en démocratie comme dans les systèmes despotiques.

On le sait, les dictatures ont adhéré bec et ongles à la fatalité machiavélienne de cette dialectique, allant jusqu’à l’extrémité de la logique de l’action politique. C’est le cas des communistes et fascistes. Hitler justifiait la finalité aryenne de la puissance germanique au moyen de la « solution finale » ; l’émergence de l’homme nouveau chez les communistes justifiait l’extermination des koulaks, les camps de concentration et l’éradication des opposants. Cette dialectique de la fin et des moyens joue ici à sens unique. On ne met pas en doute, chez les uns la victoire du prolétariat et l’avènement de l’homme nouveau de Marx (quand ?), et chez les autres la supériorité biologique de la race germanique (jamais démontrée).

Quel est le sens des fins qui excusent tout dans un système politique ? C’est l’idée que les hommes peuvent être libérés de la pesanteur historique dans un avenir indéterminé. Cela autorise donc tous les abus de pouvoir, tous les despotismes, tous les massacres. On n’a aucune peine à imaginer qu’un Etat, un parti ou un homme, devenus dépositaires de cet avenir, pussent dissoudre tous les acquis de la civilisation, défier les lois écrites comme non écrites. Ils ne se rendent pas compte de l’impasse dans laquelle ils se retrouvent. La liberté illimitée reportée à demain s’obtient au prix du despotisme illimité du présent, et surtout pour une durée indéterminée. On n’est pas loin du jugement de Dieu sur l’histoire, proclamé par les « politiques ». Dieu symbolisant la victoire qui abolit le développement historique. « Au moins les fanatismes du seizième siècle, qui indignaient Montaigne, avaient-ils Dieu pour objet. La férocité des modernes est vide, désespérée », écrivait le philosophe Pierre Boutang dans La politique (Paris, Ed. Jean Froissart, 1948, p.35). Les règlements de compte commis par les vainqueurs usurpent les voies de la justice au nom d’un « je ne sais quoi ? ». Jugement de fait, jugement de force et jugement « de droit » se confondent. La justice des vainqueurs ressemble à une parodie juridique, suspecte dans sa proclamation, comme dans sa substance.

Le coup de force du 25 juillet a proclamé par la bouche de son auteur Kais Saïed que les institutions post-révolution sont toutes corrompues, tout comme les hommes qui les servaient. Le « politique » au moyen de la violence dénigrant un régime conçu, malgré tout, de manière démocratique (avec ses vices et ses vertus), procède à la suspension, puis dissolution radicale, sans nuance, des institutions, des hommes et du droit, en vue d’une autre finalité, un autre système, et refaire une Constitution à son image, autoritaire et conservatrice. Le dépositaire de l’avenir du peuple, hanté par les réminiscences d’un passé politique limpidement autoritaire, est doublement paradoxal : c’est un réformateur du conservatisme et c’est un homme aussi populaire qu’isolé.

Il faut dire qu’on ne peut juger en définitive du caractère violent d’une action politique d’après ses effets ni d’après ses fins, mais seulement d’après la loi de ses moyens. La violence tient beaucoup plus de l’héroïsme de ses auteurs, désireux de forger un mythe, que de l’efficacité et de la légitimité dans la durée. Communisme, fascisme hitlérien et mussolinien, et autoritarisme benalien se sont évaporés comme un château de cartes, en dépit de leur résistance historique. Le contrat politique ne résiste pas à la violence dans la culture démocratique. La violence se maintient jusqu’à ce que de nouvelles violences, celles qui étaient auparavant brimées, remportent à leur tour une victoire sur la violence précédente, censée être fondatrice du droit. Un nouveau droit violent chasse l’ancien droit tout autant violent. Le droit de la révolution a chassé par la force de tout un peuple le droit de la violence d’un seul, du dictateur.

Ce qui montre que si un des rapports fondamentaux de tout ordre politique est celui des fins et des moyens, la violence s’incarne d’abord dans le domaine des moyens, et pas dans celui des fins. Mais, on peut aussi savoir si la violence est un moyen qui vise des fins justes ou injustes. Le communisme projetait de parvenir à des fins justes, universelles, à l’égalité, mais au moyen de la violence brute dite « dictature du prolétariat ». Le nazisme, au contraire, voulait parvenir par une violence abominable à des fins injustes, contraires, l’inégalité, la discrimination, le racisme. C’est cela la dialectique des moyens et des fins. Cette dialectique en Tunisie joue beaucoup plus depuis le 25 juillet autour des moyens, des procédés utilisés par Saied pour parvenir à refonder ou redéfinir un régime et un Etat, qu’autour des finalités. Est-ce que cela en valait la peine ? Il y avait un consensus sur la réforme des institutions et du régime, sur les abus des islamistes, sur la corruption, sur les abus parlementaires. Aussi indéterminées et obscures que soient pour l’instant les finalités envisagées dans la redéfinition des institutions du pays, les moyens utilisés auraient pu être autres. Les moyens ne devraient pas être dans la raison politique disproportionnés aux finalités. Les finalités envisagées étaient politiquement réalisables par les procédés du dialogue, et même par un usage habile et non abusif de l’état d’exception. On n’est pas obligé de tout démolir, de tout violenter, de confisquer les pouvoirs par la brutalité et l’indétermination si on voulait réformer avec intelligence. Le contraire aurait accrédité l’idée que le président tunisien, en perte de raison, voulait embellir son héroïsme auprès des masses et de l’histoire. Il y a bien manipulation de l’histoire.

 

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