Point de vue – Tunisie. La démocrature justicialiste
La Tunisie des mesures exceptionnelles prises par Kais Saied rentre dans les grilles de lecture des démocratures, un mélange de dictature et de démocratie qu’ont connu certains Etats.
Le coup de force de Kais Saied et le recours aux mesures d’exception prévues par l’article 80 de la Constitution font sortir la Tunisie de l’Etat civil et même de l’Etat sous influence religieuse, pour la faire rentrer dans un nébuleux Etat exceptionnel à connotation militaire. Un Etat quasi dictatorial formellement démocratique, constitué pour combattre un ennemi politique désigné, qui a abusé lui-même de ses pouvoirs durant dix ans : l’islamisme (Ennahdha). Une sorte de démocrature, un concept rassemblant deux mots (et deux pratiques) contraires, utilisé en science politique pour désigner le caractère dictatorial d’un régime politique qui, par certains aspects, est démocratique. C’est l’alliance de la démocratie et de la dictature.
Le président Saied réunit tous les pouvoirs de l’Etat entre ses mains (l’exécutif, le législatif, le judiciaire et même le constituant), mais les libertés privées et publiques, la liberté de presse et d’opinion, et les acquis de la Révolution sont encore normalement en vigueur, du moins on le suppose pour l’instant. Seulement, le président gouverne aujourd’hui, non pas avec l’appui d’un gouvernement (non encore désigné) ou sous le contrôle politique du Parlement (suspendu), mais avec l’appui de l’ordre militaire, de ses officiers et de sa logistique, prévalant partout, et avec l’adhésion de la majorité de l’opinion terriblement usée par les islamistes, notamment les jeunes, les femmes, les membres de l’ancien régime et bien d’autres franges inter-classistes. Un soutien qui ne justifie bien entendu pas tout.
La justice, ou plutôt la fuite de la justice, est le principal déterminant de Kais Saied. Il incarne dans son esprit La Justice par sa probité, et parce que toute cette exceptionnalité constitutionnelle a été déclenchée pour satisfaire un idéal de justice absolue, vengeur, par un président hanté par la corruption et la désétatisation du pays.
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Le Justicialisme
La démocrature est ce système hybride conduit par de nouveaux autocrates, de type Justiciers et Censeurs, comme on en trouve en Russie (Poutine), Venezuela (Maduro), Brésil (Bolsonaro), Turquie (Erdogan), ou même aux Etats-Unis avec la tentation trumpienne, auxquels on peut ajouter aujourd’hui Kais Saied en Tunisie, notamment avec les mesures exceptionnelles prises, dérogeant à l’ordre légal. La démocrature combine l’électoralisme et quelques libertés limitées, avec des aspects de type justicialiste et des aspects autoritaires, comme l’invalidation, et l’emprisonnement des candidats ou élus hostiles au régime ou au chef ou la restriction de la liberté de presse.
Le justicialisme est le cheval de bataille de ces dirigeants : défendre les déshérités de la terre (Maduro après Chavez), protéger l’identité religieuse contre les ennemis laïcs (Erdogan), défendre farouchement les intérêts et la grandeur russe contre l’Occident corrompu (Poutine), sans oublier la version de l’America first de Trump (notamment son racisme, suprémacisme et discrimination). On prend fait et cause pour les pauvres ou les riches ou la nation, contre les élites et les complotistes de tous bords, internes ou étrangers, lobbies, réseaux parallèles ou francs-maçons. Justicialisme rime avec l’idée d’un coupable désigné d’office et à l’avance, sans même justice. Justicialisme rime encore avec le châtiment des coupables complotistes. Tous ces dirigeants dont Kais Saied en fait partie, prônent un idéal de justice, aussi abstrait qu’immédiat et total. Un justicialisme qui rime également avec populisme et antiélitisme. La justice est un mot d’ordre mobilisateur. Les jeunes ont élu et suivent encore Kais Saied pour son justicialisme, tendant à rectifier le processus révolutionnaire, œuvre des jeunes eux-mêmes. Il est alors nécessaire d’écarter l’intrus, l’infiltré : l’islamisme. Les jeunes étaient là à la manifestation du 25 juillet devant le Parlement. Des jeunes qui attendrissent l’universitaire, qui s’est habitué durant sa carrière à les voir dans les bancs de l’Université, à l’écoute attentive de ses monologues ininterrompus, et qui ont la même soif égalitaire que lui.
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La manipulation de la Constitution
La modification illimitée de la Constitution, on est tenté de dire sa manipulation, est un autre aspect de la démocrature. D’habitude les dirigeants modifient la Constitution pour qu’ils puissent se représenter indéfiniment, lorsque leur mandat arrive définitivement à échéance. Pour Kais Saied, le constitutionnaliste, il s’agit plutôt de mettre fin à un régime constitutionnel en vue de lui substituer un autre, idéalement meilleur à ses propres dires. La Constitution chaotique des islamistes n’est pas fondamentalement la sienne, même si formellement elle est censée l’être. Il en est même le garant et le protecteur. Kais Saied voudrait révolutionner l’ordre juridique du pays, remis tout entier entre ses mains, au prétexte que l’ordre juridique en vigueur est bafoué par la classe politique et surtout les islamistes. Supprimer le droit actuel, réhabiliter le véritable droit, tel que vu et interprété par lui seul, afin de le remettre aux Tunisiens en bon état, en le dépoussiérant de ses vices et imperfections dont il est le seul juge. Le Droit se subsume dans l’ordre politique et non dans la norme.
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Militarisation de la démocratie
La militarisation au sommet de l’Etat n’est pas de bon augure, comme l’indique déjà la démission volontaire du ministre de la Défense Brahim Bertégi, son collègue et ami à la faculté, qui a déjà, il y a quelques semaines, osé avancer une position opposée à celle du président dans un conseil des ministres, provoquant un clash avec le président. En l’espèce, le ministre de la Défense n’a pas accepté la tournure militaire de la politique du président et la glissade vers l’inconnu. On a alors fait semblant de le démissionner ou de lui coller quelques étiquettes. N’oublions pas les dérives du régime de Weimar qui ont ramené Hitler au pouvoir ou celles du Comité de salut public en France, qui s’est réapproprié les pouvoirs de la Convention nationale et qui s’est terminé par Thermidor et par l’exécution de Robespierre, Saint-Just et leurs amis en 1794. Les coups de force appellent les coups de force, surtout à la suite des révolutions, appelées aussitôt à se radicaliser par leurs partisans comme par leurs contre-partisans.
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Le Parlement, ligne rouge
Le parlement aurait pu ne pas être suspendu. Décision inutile d’ailleurs. On aurait pu se limiter, même en forçant la Constitution comme l’a fait Saied, et moindre mal, à la révocation du chef de gouvernement (et de quelques membres du gouvernement) et à la présidence du ministère public. Mais le Parlement est une ligne rouge dans toutes les démocraties, notamment en période exceptionnelle. Il incarne la démocratie. C’est la suspension du Parlement, même pour un mois (prolongeable) qui identifie ce coup de force à un coup d’Etat contre les élus de la nation, aussi mal élus, aussi illégitimes soient-ils. Elu par le peuple, le Parlement doit être désinvesti par le peuple. Autrement, l’idée même de peuple, et de démocratie, n’a plus de sens, ni celle du vote. D’ailleurs, en pratique, une fois que le Parlement ne trouvera plus de collaboration complice, comme autrefois, avec le gouvernement, le ministère de l’Intérieur et celui de la Justice, et sachant que le président détient de fait la défense, il n’aura plus aucune utilité. Au contraire, le spectacle hilarant de ses débats donnerait encore des coudées franches au président pour justifier l’ouverture des dossiers de justice et pour isoler davantage ses membres.
Personne ne sait ce qui va se passer, ni quelle stratégie va être adoptée. Il n’y pas de feuille de route publiée. Le président lui-même peut toujours changer de stratégie ou de fusil d’épaule, ou peut être acculé à improviser, si d’autres circonstances imprévues l’y conduisent. Va-t-il régner à la place du gouvernement, même après la désignation du chef de gouvernement ? Va-t-il changer de fait un régime politique ? Va-t-il prolonger la période d’un mois ? Quelle limite doit être imposée aux militaires ? D’où l’inquiétude légitime. Il y a des aspects d’imprévisibilité, d’exceptionnalité et d’improvisation dangereux pour la République, sans aucune garantie pour la population que la bonne intention de son auteur. Des réactions nationales, des pressions internationales (de plus en plus réelles), une réaction de désespoir de l’ « ennemi » islamiste, pouvant toujours recourir à la menace terroriste ou à la force. La vision n’est pas claire. On est loin d’être rassuré. La démocratie tunisienne est en sursis, et quel sursis !