Tunisie – La démocratie électorale n’est pas l’Etat de droit
Les constituants tunisiens ont prévu des règles de succession de la présidence de la République en cas de vacance, les autorités constituées, les partis au Parlement, en font à leur guise, en retardant indéfiniment la mise en place de la cour constitutionnelle et des autorités de régulation, toutes nécessaires à l’Etat de droit, censé compléter la démocratie. On en paye le prix aujourd’hui.
On le sait, la démocratie ne se réduit pas au processus électoral. Elle ne s’identifie pas non plus à l’Etat de droit. Une démocratie, sans même parachever l’Etat de droit, apparaît juste comme une procédure électorale mettant face-à-face majorités et minorités, sans autorités conciliatrices ou de régulation, sans résolution définitive de leurs conflits juridiques, constitutionnels ou politiques. L’Etat de droit est justement ce système juridique qui permet de faire avancer la démocratie. Il est ce système dans lequel les autorités publiques sont soumises effectivement à la règle de droit à travers un contrôle juridictionnel. Un système qui implique la prééminence du droit sur le pouvoir politique, la soumission de tous, gouvernants et gouvernés, ainsi que l’Etat lui-même à la loi, et la protection des minorités contre les majorités abusives.
C’est dire qu’un Etat démocratique, assurant, comme la Tunisie aujourd’hui, même dans la difficulté de la transition, des élections démocratiques, le pluralisme politique et intellectuel et les libertés individuelles, notamment d’opinion et d’expression, n’est pas pour autant un Etat de droit, tant qu’il n’a pas mis en place une cour constitutionnelle et les quatre autres autorités de régulation restantes prévues par la Constitution.
La mise en place de la cour constitutionnelle est certainement déterminante aujourd’hui. En tant que gardienne des compromis transitionnels entre la majorité et l’opposition, cette cour peut empêcher la dénaturation de la logique constitutionnelle par les interminables interprétations politiques de la Constitution ou multiples recours à l’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL). Des recours qui auraient été mieux consolidés par une cour constitutionnelle. En tout cas, l’Instance provisoire risque, paradoxalement, ou bien de fixer certains principes constitutionnels promus à la durée, ou bien de refuser de trancher de manière audacieuse, parce qu’elle est provisoire, des questions constitutionnelles épineuses, en se bornant d’effleurer les sphères hautement politiques. Cette cour constitutionnelle, très attendue, est également nécessaire pour mettre fin à l’insécurité juridique qui prévaut aujourd’hui sur plusieurs points essentiels. Sachant que la sécurité juridique est l’élément constitutif principal de l’Etat de droit.
Une insécurité juridique et constitutionnelle risquant de mettre en danger le système politique lui-même, comme on l’a ressenti à la suite du « grave malaise » subi par le Président Essebsi ces jours-ci (rétabli aujourd’hui) et des rumeurs alarmantes et machiavéliques autour de sa mort, et par suite, de sa succession. Or, d’après la Constitution, c’est la Cour constitutionnelle, et non l’Instance provisoire, qui doit constater et la vacance provisoire et, s’il y a lieu, la vacance définitive du président de la République, en informer immédiatement le président de l’Assemblée des Représentants du Peuple, qui doit assurer l’intérim de la présidence pendant une période allant de 45 à 90 jours avant l’organisation de nouvelles élections présidentielles (article 84).
On aurait assisté alors, si le président Essebsi ne se serait pas rétabli, à une crise de succession digne des régimes autoritaires (et le risque n’est pas définitivement levé), d’autant plus que le président de l’Assemblée Mohamed Ennaceur était lui-même hospitalisé dans une clinique de la place. L’intérim serait dans ce cas revenu au premier vice-président de l’ARP, Abdelfattah Mourou, un des dirigeants historiques d’Ennahdha. D’où la circulation de rumeurs complotistes visant les islamistes, guerre de clans, course contre la montre, déclarations contradictoires sur l’état de santé supposé du président, réunion des groupes parlementaires laïcs pour rappeler d’urgence le président du parlement et le sortir immédiatement de son lit. Ce qui fut fait. Certains députés du parlement ont même proposé, dans la confusion générale, de constituer un comité médical des députés médecins de l’ARP, pour s’enquérir de la santé du président. Une première dans l’histoire parlementaire.
On aurait assisté, même dans une démocratie électorale, à une succession politique, qui, bien que réglée d’avance par la Constitution, n’a pas pour autant été activée par les majorités politiques ou les alliés au gouvernement. Cette succession au pouvoir aurait pu être chaotique, entourée de méfiance entre islamistes et laïcs, parce que « violentée » par l’inachèvement de l’Etat de droit et la désignation des membres de la cour constitutionnelle par le parlement, faute de majorités qualifiées. Ennahdha se satisfait d’une Instance provisoire en la matière (comme elle s’est satisfaite de plusieurs autres dispositions transitoires grossières annulées par l’opposition lors de la discussion de la Constitution). Actuellement, non seulement Ennahdha divise pour régner sur le plan politique, mais aussi neutralise pour régner sur le plan institutionnel (refus d’installer la cour constitutionnelle et les autorités de régulation). Elle préfère visiblement s’assurer de son poids politique et de sa majorité éventuelle aux prochaines élections législatives et présidentielles avant de se décider de la désignation des membres de cette cour, et attendre les « oiseaux rares » à même de meubler ces instances de régulation. Les islamistes, on le sait, ont un sérieux déficit en matière d’élites institutionnelles. Ils sont souvent contraints de s’arranger avec des candidats laïcs dans l’espoir qu’ils acceptent de jouer leur jeu en contrepartie d’autres services.
La Tunisie n’arrive décidément pas à digérer et à régler les successions politiques en cas de vacance, même à l’aide de la Constitution, en phase autoritaire, comme en phase démocratique. Bourguiba s’est entêté de prévoir, en cas de vacance du pouvoir, sa succession constitutionnelle par le premier ministre, alors que ses collaborateurs, y compris son épouse Wassila, penchaient pour le président du parlement. C’est ce qu’a fait dire à l’époque au doyen Abdelfattah Amor que cette succession automatique par le premier ministre est « une invitation au coup d’Etat ». Chose faite depuis, puisque le Général Ben Ali, promu premier ministre, a réussi son « coup d’Etat médical » contre un président gérontocrate désigné à vie. Ben Ali ayant retenu la leçon, et faiseur lui-même de coup d’Etat, est revenu à la règle classique de la succession par intérim du président de l’Assemblée. Mais, cette règle n’a pas non plus joué, puisque le peuple a poussé Ben Ali à la fuite. Une autre succession mal faite.
Aujourd’hui encore, alors même que le processus démocratique est engagé, la succession en cas de vacance du pouvoir pose toujours problème, puisque le parti islamiste s’oppose obstinément à l’élection des membres de la cour constitutionnelle, qui est, entre autres tâches, chargée de constater la vacance du pouvoir. Cette opposition se justifie par le « risque » que des membres modernistes et libéraux d’une cour souveraine chargée de dire le droit, parviendraient à faire prévaloir, dans leur interprétation de la Constitution, l’article deux (la Tunisie comme Etat civil) sur l’article premier (la Tunisie comme Etat musulman), deux articles successifs manifestement contradictoires, issus de marchandages et compromis politiques entre laïcs et islamistes à la Constituante. La cour constitutionnelle pose en effet, en arrière-plan, pour les islamistes, le problème fondamental du choix de l’état sociétal de la Tunisie, de type musulman ou de type moderniste et libéral. Ils préfèrent alors surseoir à statuer en attendant les jours meilleurs, qui, vraisemblablement, pourront ne pas être des jours heureux. Les retournements de situation sont courants en cette transition imprévisible. Comme le disait Abraham Lincoln, « J’ai toujours voulu contrôler les événements, mais j’ai fini par être contrôlé moi-même par les événements » (cité de mémoire).Pour l’instant, dans la perception des islamistes, le provisoire est plus sécurisant que le définitif, fut-ce au prix de l’insécurité constitutionnelle.
Le problème n’est pas résolu pour autant. La démocratie électorale n’est ni l’Etat de droit, ni même la démocratie tout court. On voit aujourd’hui en Tunisie le risque d’une démocratie sans Etat de droit. Chose pouvant justifier des abus, incertitudes et dérives. Les règles de succession se trouvent au cœur des démocraties avancées. Elles autorisent la transmission pacifique du pouvoir selon des règles préétablies et fixes, activées par des autorités d’arbitrage constituées. Cela évite de confondre héritage et succession ou violence et succession ou précipitation et succession. Une succession non réglée définitivement par le droit ou non activée par des autorités légitimes ressemble à la succession « ab intestat » en droit civil, lorsque la personne décédée ne laisse pas de testament. Et c’est malheureusement le cas.