La corruption comme mode de gouvernement

 La corruption comme mode de gouvernement


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Aujourd’hui, plus que hier, en raison de la progression des sociétés civiles, de la puissance des médias, des réseaux sociaux et internet, des effets de la mondialisation, les peuples sont devenus viscéralement horrifiés par la corruption et ses dégâts multiformes. Ils entendent tout, ils en savent autant, sinon plus que leurs gouvernants. Il en va ainsi dans les pays développés, comme dans les pays du Sud. Quand, en effet, un pays souffre de pauvreté, de faiblesse économique, de chômage chronique, de fractures sociales, la corruption ne peut nullement être supportée par les populations, qui n’acceptent même plus que les hommes politiques puissent vivre dans autant de confort ou puissent avoir de gros salaires.


 


La corruption a toujours existé, dans tous les pays du monde, à tout moment et à tous les niveaux. Les corrompus sont souvent sollicités par des corrupteurs, qui savent habilement les appâter, en leur faisant miroiter des affaires de gros sous. Le pouvoir attire l’argent, et l’argent est attiré à son tour par l’aimant de la politique, du pouvoir. La corruption touche au trafic de tous genres entre hommes politiques, fonctionnaires, délinquants et hommes d’affaires. La mafia enItalie a toujours eu une emprise sur l’économie, sur la classe politique italienne et le régime parlementaire. Elle assassine souvent les hommes politiques ou les juges qui n’obtempèrent pas à ses désirs. Au Mexique, les gouvernements doivent encore à ce jour, malgré les institutions démocratiques, composer avec les narcotrafiquants, et les barons de la drogue, comme Joaquin « Chapo », pour chaque décision politique ou économique.


 


Au Brésil, le parlement est sur le point de destituer la présidente de la République Dilma Rousseff. Accusée de falsification des comptes publics en 2014, année de sa réélection, et en 2015 pour avoir travesti l’ampleur de la crise économique, elle nie avoir commis un crime « de responsabilité ». Il y a déjà eu approbation de la procédure de destitution par la Chambre des députés, en attendant que le Sénat se prononce sur la question. La présidente se défend de n’avoir fait l’objet d’aucun enrichissement illicite et de ne pas avoir un compte à l’étranger. Révoltée, la présidente de gauche, ancienne marxiste qui a lutté contre la dictature, désormais impopulaire, déclare : « J’ai reçu 54 millions de voix et je me sens victime d’une profonde injustice ». Elle estime être prise pour cible par son vice-président Michel Temer, un centriste du Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB) et par le président de la Chambre des députés Eduardo Cunha, son pire ennemi, qui brigue ouvertement sa succession.


 


C’est vrai que souvent des opportunités et combinaisons politiques sont à l’origine d’accusations de corruption par des adversaires politiques à l’affût. Mais les peuples n’acceptent plus facilement la corruption de leurs dirigeants, surtout que les réseaux sociaux et les médias ne cessent de les matraquer et de les sensibiliser à ces fraudes. Comme le dit la maxime, « la fraude corrompt tout ». Une élection légitime, une majorité légale peuvent être démolies en un jour par une corruption manifeste. Suffrage universel ou pas. Car la corruption atteste de la rupture de confiance avec les électeurs-citoyens. Une trahison qui efface tout.


 


De même, le site Panama Papers a dénoncé la fuite fiscale et le blanchiment d’argent d’un grand nombre de personnalités mondiales diverses (politiques, sportives, financières..)issues de toutes les nationalités, attirées par les paradis fiscaux. Les noms de quelques personnalités tunisiennes sont aussi évoqués, comme Samir Abdelli, un avocat d’affaires qui s’est présenté aux élections présidentielles de 2014, qui a un compte bancaire à la HSBC Private Bank en Suisse et qui était relié à des sociétés offshore, comme aussi Mohsen Marzouk, le leader du nouveau parti « Projet Tunisie » qui a fait scission de Nida Tounès, qui a plutôt demandé des renseignements pour la création d’une société offshore, au moment où il dirigeait la campagne électorale de Béji Caïd Essebsi. Les noms de quelques islamistes d’Ennahdha sont également cités, comme Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha, et Lotfi Zitoun, son conseiller principal, et bien d’autres noms encore sont avancés. Du coup, Ghannouchi, qui acclamait des deux mains il y a quelques jours la divulgation des affaires de Panama Papers, en espérant en recueillir quelques profits contre ses opposants, a aujourd’hui, après la révélation  des noms de quelques islamistes, porté plainte en diffamation contre le site Inkyfada, un web magazine tunisien responsable des documents Panama Papers en Tunisie. Des noms de personnalités tunisiennes, il y en a encore, d’après les responsables de ce site, qui préfèrent distiller les noms progressivement de manière méthodique. C’est plus efficace de donner des noms un par un que de les donner tous en même temps. L’impact sera continu, les rebondissements aussi. Mais


 


Il reste que si on ne guérit pas le pays de la corruption, si on n'arrive pas à marginaliser ce fléau, la corruption risque de ne plus être un mal social, mais carrément un mode de gouvernement. Elle risque même d’effacer l’institution gouvernementale, dirigée par un seul parti ou par une coalition. Les gouvernements de coalition ne signifient pas en démocratie des gouvernements de complaisance. Le droit protège qui ? Les faibles ou les puissants ? Il punit qui ? Les corrompus ou les innocents? L'Etat devrait nous montrer qu'il a l'autorité nécessaire pour sévir contre la corruption, toute la corruption, laïque ou islamiste, au lieu de faire du tapage sur des sanctions faciles. La démocratie, c’est le contrôle du pouvoir, ce sont des freins, contre les gouvernements, les parlements, partis majoritaires, alliés ou adversaires. Il est arrivé à plusieurs gouvernements d’alliances dans les démocraties que des membres de  l’alliance dénoncent les pratiques illégales et les actes de corruption de certains d’entre eux et leur demandent de tirer les conclusions politiques nécessaires.


 


Le défaut du compromis politique, tel qu’il a été réalisé en Tunisie par la coalition entre Nida et Ennahdha, c’est qu’il peut pousser les différentes parties à dissimuler les fraudes et corruptions des membres de l’alliance, en vue de sauvegarder un « bien » politique censée être pour eux d’un intérêt supérieur. Celui de préserver les équilibres d’une coalition gouvernementale fragile, même réunissant les trois quarts des sièges du parlement, qui connait des confusions, des scissions, des absences de solidarité gouvernementales par certains petits partis (députés de AfekTounès et de l’ULP).


 


Le marché politique de la coalition islamo-laïque est simple : Ennahdha, devenue majoritaire, et même quand elle était minoritaire, s’engage à ne pas quitter la coalition pour ne pas faire tomber Nida et la majorité ; en contrepartie Nida et ses dirigeants s’abstiennent de persécuter les nahdhaouis pour les actes qu’ils ont pu accomplir dans le passé ou qu’ils peuvent commettre dans le présent. En somme tout le monde tient tout le monde. La coalition n’est plus une coalition d’action, mais une coalition d’abstention, détenue par une majorité paralysée. Ce n’est plus une coalition politique qui tend à gouverner le pays, à maintenir des équilibres politiques institutionnels et à résoudre ses problèmes, à assurer l’autorité de l’Etat. C’est la « raison » des partis à défaut de raison d’Etat. Or, ce qui est grave aujourd’hui, c’est que ce type de coalition politique entre Nida et Ennahdha, nécessaire certes dans l’étape présente du pays, risque si on n’y prend pas garde, de générer encore de la corruption. Le laxisme prémédité, l’impunité, le ralentissement procédural, le blocage de l’action des juges dans les affaires de terrorisme sont aussi, dans un sens, des affaires de corruption. La réconciliation économique, qui a été tentée par le pouvoir, touche dans une transition démocratique les membres de l’ancien régime, pas ceux qui gouvernement aujourd’hui. D’ailleurs comment se fait-il que beaucoup d’hommes politiques, députés, ministres, n’ont pas encore présenté, comme les y invite la loi, la liste de leurs biens à la Cour des comptes, avant comme après la prise de leurs fonctions. Seule une infime minorité l’a fait à ce jour.


 


Bourguiba avait tous les pouvoirs. Il était le chef incontesté, il avait tout entre ses mains. Il est même resté une trentaine d’années au pouvoir. Mais, il en est sorti les poches vides. On a trouvé juste quelques dizaines de dinars dans son compte en banque et pas de titre de propriété. Alors que les islamistes, en trois ans au pouvoir, ont ravagé le trésor public. Et ils trouvent normal, pour eux et pour leurs proches, de se faire directement rembourser de plusieurs décennies passées en exil ou sous les geôles et la torture de la dictature. Qu’ils mettent leur argent aussi au Panama ou aux paradis fiscaux, ils trouvent cela normal également, pour les mêmes raisons, et ils l’ont déclaré. Pourtant bien de militants et d’anciens prisonniers qui n’avaient pas un sou, ont demandé à ne pas se faire indemniser pour leur persécution par l’ancien régime, comme Hamma Hammami. Ils n’ont fait que militer pour la bonne cause. Une cause morale et politique n’est pas censée avoir une compensation financière, même si elle peut détruire à petits feux la vie de ses promoteurs. La reconnaissance morale et historique ne suffit-elle pas ?


 


Hatem M’rad