Tunisie – La chute du gouvernement islamo-indépendant de Jemli
Le gouvernement de Habib Jemli désigné par Ennahdha vient de tomber. Il n’a pu obtenir la confiance du Parlement à la majorité absolue. Une forte défiance s’est manifestée contre lui.
Considérant la faible majorité électorale d’Ennahdha aux dernières législatives, on s’attendait certes qu’il y ait beaucoup de marchandages et de concessions de la part des islamistes pour parvenir à la majorité absolue (109 députés), nécessaire au vote de confiance, et qu’Ennahdha, comme d’habitude, parviendrait à trouver les dernières ressources pour accoucher d’un gouvernement, berner d’illusions les partis laïcs sur la personnalité de Habib Jemli et les membres de son gouvernement, forcer les choses et faire adopter la confiance. Mais qui pouvait raisonnablement prédire que le gouvernement, conduit par la majorité islamiste, allait tomber aussitôt par un puissant vote de défiance et provoquer une nouvelle ligue laïque contre lui, conduite autour du premier des outsiders d’Ennahdha dans le positionnement électoral, Qalb Tounès, dont le dirigeant venait juste de sortir de prison ?
« Majorité électorale » ne signifie plus désormais dans le bréviaire politique tunisien « majorité parlementaire ». Même si la majorité électorale islamiste était balbutiante et fuyante à l’origine, et même si le parlementarisme du régime politique imposait des transactions complexes, voire contre-nature.
En fait, si on observe la structure générale du paysage parlementaire issu des législatives de 2019, on se rendrait à l’évidence, comme en 2011 et en 2014, comme aux municipales, que les partis laïcs sont toujours majoritaires en nombre de sièges et en nombre de votants par rapport aux islamistes, en dépit du flottement relatif des résultats respectifs des islamistes et des laïcs d’une élection à l’autre. Mais, jusque-là, le gouvernement est toujours conduit par le parti électoralement majoritaire : Ennahdha en 2011, Nida Tounès en 2014. Et le vote de confiance au gouvernement et le soutien parlementaire suivent quasi-automatiquement le sens du parti électoralement majoritaire en dépit de la fracture de base laïcs/islamistes.
Ce n’est plus le cas cette fois-ci. Le gouvernement a été rejeté le 10 janvier par 134 votes contre 72 sur un total de 217 députés (avec 3 abstentions et 8 absents). Ennahdha (54 députés) n’a plus trouvé de soutien qu’auprès du parti islamiste populiste d’Al-Karama (21 députés), auprès duquel il ne pouvait espérer prospérer politiquement, sans l’apport des laïcs. D’ailleurs trois des députés d’Al-Karama se sont abstenus lors du vote. Al-Karama conditionnait son appui au gouvernement Jemli du non soutien de Qalb Tounès. Chose faite, mais son secours n’a servi à rien. Ont voté contre le gouvernement Jemli, Qalb Tounès (38 députés) ; le Bloc démocrate (41 députés), constitué par des sociaux-démocrates, des nationalistes panarabes et des indépendants ; le Parti Destourien Libre (17 députés) ; la Réforme nationale, constitué par des centristes, des libéraux et des indépendants (15 députés) ; Tahya Tounès (14 députés) ; Bloc Al-Mostakbel, qui sont des indépendants (9 députés) ; et Autres (8 députés).
Une telle discipline de vote des partis laïcs est à vrai dire rare dans les annales du parlementarisme de la transition. Si les partis laïcs étaient d’ailleurs aussi disciplinés dans le passé qu’ils l’ont été pour ce vote de défiance, le régime politique aurait été peut-être plus stable et le nomadisme parlementaire moins sauvage. Les députés de ces partis étaient aussi, il faut l’avouer, hantés par le spectre de la corruption qui pesait sur tous ceux qui étaient tentés de voter la confiance du gouvernement Jemli. L’effet Chawki Tabib, président de l’Instance de lutte contre la corruption, qui a évoqué des suspicions de corruption pesant sur certains membres de la liste des membres du gouvernement proposés, ainsi que les rumeurs de l’achat de vote par Ennahdha ont bien joué.
Ennahdha voulait procéder comme en 2011, en dépit de sa faible majorité, en désignant un gouvernement à sa solde, sans vraiment tenir compte de la volonté des partis qu’elle voulait rallier au gouvernement. La pseudo-indépendance du gouvernement et de son chef était le moyen de couvrir sa majorité bancale et de séduire les laïcs. Cette fois-ci les partis laïcs ont bien négocié contre Ennahdha. Ils avaient l’avantage du recul par rapport aux expériences passées. Ils ont tenu bon, parce qu’au fond, ils ne voulaient pas s’associer avec les islamistes. C’est pourquoi ils ont demandé l’impossible à Ennahdha, comme l’a fait le Courant démocratique à travers Mohamed Abbou, qui voulait obtenir les départements de l’Intérieur et de la Justice. Cela veut dire que si on considère que le président de la République Kaïs Saied allait désigner comme l’y invite la Constitution, les ministres de Défense et des Affaires étrangères, Ennahdha n’aurait aucun ministère de souveraineté, mais juste la majorité du vide. Chose peu courante dans une négociation de coalition gouvernementale pour un parti qui n’est pas majoritaire. En tout cas, l’issue de la négociation montre que la fermeté des dirigeants du Courant démocratique et du parti Echaâb, dont le partenariat était au début souhaité par Ennahdha, a fini par payer et par ressortir les véritables intentions d’Ennahdha, qui d’ailleurs, a placé en définitive dans ces ministères de souveraineté des juges inféodés, à même de faire avaler la pilule de l’indépendance. Sans compter que ni le profil du chef de gouvernement désigné ni celui de plusieurs membres de son gouvernement, ne pouvaient emballer l’opinion, ni drainer les partis. Ennahdha n’a pas su inspirer confiance à ses interlocuteurs. Elle voulait piéger les autres partis, non négocier avec eux. La preuve, c’est qu’elle était sur le point de s’associer avec toutes sortes de partis laïcs, au début le Courant démocratique et Echaâb et Tahya Tounès, puis Qalb Tounès et autres, sans aucune considération politique profonde. Elle voulait juste atteindre la majorité de 109 députés nécessaires à la confiance, peu importe avec qui elle pouvait s’associer. Les partis avec lesquels elle est entrée en négociation ne sont autre chose que des éléments d’un puzzle qu’elle voulait reconstruire seule. Avec ses 55 députés, elle ne pouvait espérer obtenir facilement l’adhésion des autres partis qui ont appris depuis neuf ans à se méfier d’elle.
Maintenant, pour ce qui concerne la désignation d’un nouveau chef de gouvernement par le président de la République, il faudrait revenir, à défaut de la solution textuelle d’une personnalité issue de la majorité électorale prévue par la Constitution pour les situations ordinaires, à l’esprit des régimes parlementaires : c’est la majorité du jour, au Parlement, qui décide du profil du chef du gouvernement. Le président est acculé, à la suite des tractations avec tous les partis, à désigner une personnalité qui a désormais les faveurs surtout du « groupe des 90 députés » constitué autour de Qalb Tounès, celui qui a fait tomber le gouvernement. Il devrait en principe désigner la personnalité qui a le plus de chances d’obtenir la confiance absolue du Parlement (109 votes) pour son gouvernement. La contrainte pour le président de la République est ici d’ordre politique, pas d’ordre constitutionnel. En tout cas, si le nouveau « groupe des 90 » et les autres partis qui ont voté contre le gouvernement d’Ennahdha feront bloc contre le prochain gouvernement, la dissolution du Parlement sera nécessaire. Or, il est très probable que les islamistes d’Ennahdha et aussi d’Al-Karama, ne se satisfont pas d’une telle dissolution, d’autant plus que le cheikh est au perchoir de l’Assemblée. Ennahdha votera très probablement en faveur du nouveau candidat proposé par le « groupe des 90 » ou accepté par eux d’un commun accord avec le président.
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