L’UGTT : ni dedans, ni dehors
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Drôle de jeu ou double jeu prémédité de l’UGTT vis-à-vis du gouvernement d’union nationale ? Elle a d’abord signé les accords de Carthage et négocié avec les autres partis signataires le programme prioritaire d’urgence, qui contient certaines de ses visions de la conjoncture et de la crise et des solutions à y apporter. Elle est alors normalement, et en toute logique politique, favorable au gouvernement d’union nationale, dans lequel elle a, de fait, mis deux de ses anciens dirigeants (Mohamed Trabelsi et Abid Briki) dans des ministères qui l’affectent directement (les affaires sociales et la fonction publique), et influencé le choix et la mise à l’écart de certains autres ministres réfractaires, qui l’ont visiblement gêné dans le précédent gouvernement d’Essid.
Après la signature des accords de Carthage, l’UGTT a déclaré que l’approbation de ces accords, aussi utiles que nécessaires, ne signifie pas, loin s’en faut, « un chèque en blanc » accordé au nouveau gouvernement pour tout ce qu’il aura à accomplir. Puis, dans un communiqué publié le lendemain du vote de confiance accordé au gouvernement d’union nationale par l’Assemblée des Représentants du Peuple et du discours qu’y a tenu Youssef Chahed, le chef du gouvernement, dans lequel il annonçait les grandes lignes de la politique qu’il entend suivre, l’UGTT répond fermement à ce dernier. Partisan du « parler vrai », le chef du gouvernement disait que tout le monde et tous les gouvernements précédents doivent assumer l’échec de la situation du pays et prévenait que si les choses restent en l’état sur le plan économique en 2017, son gouvernement sera acculé à suivre une politique d’austérité, à réduire les dépenses de l’Etat et à licencier des milliers de fonctionnaires. L’UGTT répond aussitôt sur le même ton que, même si elle s’engage à respecter l’accord de Carthage, et rien que l’accord de Carthage, le peuple ne peut assumer les échecs des gouvernements précédents, que les charges des politiques publiques doivent être assumées par tous, et que « les salariés ne peuvent aucunement être tenus pour responsables de l’échec des gouvernements précédents ». D’ailleurs, la crise des phosphates, rappelle-t-elle, est le fait des lobbies corrompus et non des employés. Dans la foulée, le syndicat de l’enseignement secondaire annonce ses exigences de la rentrée et menace de faire une grève au mois d’octobre. Grève qui, faut-il le signaler, est devenue une simple banalité durant la transition, alors qu’elle était jusque-là, un ultime recours utilisé en cas de blocage insurmontable.
A l’évidence, l’UGTT connaissait à l’avance l’agenda des revendications sociales de ses différentes sections professionnelles et régionales pour la rentrée. Ses déclarations prudentes antérieures à l’accord de Carthage et ses menaces à peine voilées insérées dans le communiqué postérieur au vote de confiance le montrent bien. Houcine Abbassi ne peut sans doute pas faire taire toutes les revendications sectorielles du moment. L’UGTT a encore appelé ces jours-ci à accélérer l’ouverture des négociations sociales dans le secteur privé en vue de procéder aux augmentations salariales. Sans oublier au passage, litanie habituelle, d’accuser l’UTICA de poursuivre une politique d’atermoiements en la matière.
Il est vrai, le prochain congrès national de l’UGTT aura lieu du 22 au 25 janvier 2017. Il doit se dérouler, dans son optique, dans un climat de concorde syndicale entre toutes les tendances politiques, professionnelles et syndicales de l’UGTT, même si Abbassi n’est plus rééligible pour un autre mandat à la direction syndicale. En tout cas, l’idée de finir son mandat en beauté, et surtout en toute légitimité, ne devrait pas trop lui déplaire, lui qui a reçu un prix Nobel avec le Quartet, couronnant le rôle éminent qu’a tenu la Centrale, et lui en particulier, lors du Dialogue national. Un dialogue, faut-il le rappeler, qui a effectivement fait sortir le pays d’une grave crise politique.
On le sait, historiquement, l’UGTT a toujours eu une double casquette, politique et syndicale. Le puissant syndicat n’a jamais pu se désintéresser du sort politique du pays. La révolution, puis, la transition a renforcé davantage son rôle politique. Elle reste à ce titre le dernier recours lorsque les partis politiques et le pouvoir n’arrivent pas à trouver une issue quelconque. A la grande satisfaction de la société civile.
Cette double casquette, elle ne peut s’en affranchir encore aujourd’hui, en dépit des accords de Carthage et du soutien au gouvernement d’union nationale. Dans l’échelle des priorités de la Centrale, l’intérêt des travailleurs l’emporte sur l’intérêt du gouvernement ou de l’Etat. Pour l’UGTT, aussi curieux soit-il, l’intérêt supérieur du pays ne peut être autre que celui des travailleurs ou de ses syndiqués. La crise, faite par les autres, reste pour les autres. Que les syndiqués fassent des sit-ins et grèves à répétitions, parfois pour des raisons peu probantes, qu’ils soient manipulés par certains partis contestataires, qu’ils fassent de la politique politicienne au grand jour, tant pis, tant que cela ne va pas à l’encontre des intérêts de l’UGTT, et tant que cela renforce son incontournable rôle d’arbitre social.
Bref, l’UGTT se complait dans ce double rôle. Pour le gouvernement d’union nationale, elle est simultanément « in » et « out », elle est dedans et dehors. Elle n’a jamais été tout à fait « in- in » dans quelque politique que ce soit. C’est le procédé le plus opportun pour elle, en vue justement d’avoir un impact social et politique sur le gouvernement Chahed lui-même, fut-il d’union nationale. Ce sont le Président Essebsi et sa majorité qui sont venus la chercher, elle n’a rien demandé. Elle doit alors faire les choses comme elle l’entend. La crise ne doit pas profiter aux possédants, à l’UTICA ou à la majorité. Il n’y a pas d’intérêt, ni de stabilité étatique séparés des intérêts des travailleurs.
Pour l’instant, c’est encore le cercle vicieux qui prévaut : les entreprises ne produisent plus, les travailleurs et les fonctionnaires travaillent peu, et l’Etat reste un pseudo-arbitre, impuissant et inerte. Un Etat-spectateur qui n’a plus les moyens de son action.
Hatem M’rad