Tunisie – L’islamisme municipal

 Tunisie –  L’islamisme municipal

La mairesse de Tunis


L’islamisme municipal est né dès le délai de grâce post-électoral même. De la municipalité du Kram à la municipalité de Tunis, il ose la tradition, louvoie dans la démocratie, feint d’appliquer des textes de la République. Mais il n’oublie pas l’essentiel : la Providence.


On peut dire qu’on a désormais trois types de municipalités simultanées dans le paysage politique tunisien : une municipalité politique, une municipalité plus ou moins indépendante et une nouvelle municipalité religieuse. On a l’habitude de la municipalité politique, on l’a vue dans les régimes autoritaires de Bourguiba et de Ben Ali, comme dans le système pluraliste de la transition. On connait également la pratique des municipalités indépendantes (la municipalité de Chebba en 1990 sous Ben Ali, et surtout les municipalités issues des élections de 2018). Aujourd’hui est venu s’adjoindre à ce paysage un nouveau type de municipalité : la municipalité islamiste. Elle se ressource principalement de la ville de Tunis, la capitale, devenue le terreau symbolique de l’islam municipal, même s’il y a plusieurs autres municipalités islamistes qui ont entamé leur errance céleste, comme celle du Kram. Il s’agit en un mot d’un nouveau type d’islam politique : l’islamisme municipal, succédant à l’islamisme constituant et à l’islamisme gouvernemental.


Qu’est-ce que l’islamisme municipal ? C’est une conception pratico-théocratique plus ou moins, ténébreuse, plus ou moins pratique, plus ou moins idéologisée, localisée, ou qui feint d’être localisée, mais qui n’a d’autre perspective que le salut divin.


D’abord, un islamisme municipal plus ou moins théocratique, qui se réfère franchement à la tradition islamiste, et qui a l’audace de défier les lois de la République. C’est le cas du bouillonnant maire islamiste du Kram, Fethi Laâyouni, qui, à peine installé dans ses nouvelles fonctions civiles, a décrété unilatéralement il y a quelques mois, qu’il ne procédera pas, en tant que maire, au mariage civil entre Tunisiennes et non-musulmans. Ce qui veut dire que, bien qu’avocat de profession, il ne tiendra pas compte des textes en vigueur.


Ensuite, un islamisme municipal plus ou moins pratique, qui feint ou donne l’impression d’appliquer dans la localité une vieille législation laïque oubliée, mais qui n’en vise pas moins à faire passer un message supra-politique, visant l’au-delà. C’est le cas de la mairesse de Tunis, Souad Abderrahim, ancienne constituante islamiste à l’ANC, première femme maire en Tunisie et pharmacienne de formation, qui a fait avaliser par son Conseil municipal de Tunis la décision de traduire en arabe tous les noms et enseignes de commerce écrits en français. René Trabelsi, le nouveau ministre du Tourisme, de confession juive, redevable aux islamistes pour sa nomination et désireux de leur renvoyer l’ascenseur, a donné le ton quelques jours auparavant, conformément à un timing quasi-céleste, en décidant l’arabisation des menus des restaurants, touristiques ou pas, que le consommateur soit chinois, russe, arabe ou américain. Un excès de zèle inattendu, qui n’aurait même pas traversé l’esprit d’un ministre de Tourisme ordinairement musulman. Réaliste, René Trabelsi n’ignore pas que d’ici 2019, il doit donner des gages en collaborant avec la mairesse de la ville de Tunis, dont son département en dépend, sans oublier toute la symbolique politique qu’elle incarne.


Cet islamisme-là, s’abritant derrière la façade d’un genre nouveau, « révolutionnaire » même (première femme maire) a commencé à sortir ses griffes dès le début même de la période de grâce (maire du Kram) ou après une politique de charme. Souad Abderrahim, membre du bureau politique d’Ennahdha, voyait déjà loin. Dès son élection, elle déclarait, visiblement émue : « J’offre cette victoire à toutes les femmes de mon pays, à toute la jeunesse et à la Tunisie ». Elle montre d’ailleurs l’exemple à toute cette jeunesse désemparée et à tout un pays lassé par les déchets, en lançant des vidéos la montrant en train de balayer et de nettoyer les rues de Tunis avec des jeunes. Ce qui ne l’empêche pas de demander au ministre des collectivités locales dans une réception, filmée cette fois-ci à son insu, de lui donner le titre de secrétaire d’Etat en tant que maire de Tunis, un titre qui était valable sous l’Ancien Régime, mais supprimé depuis. Aujourd’hui la mairesse passe aux choses sérieuses. Arabiser les noms de rues et les enseignes de commerce, c’est une manière d’islamiser la ville de Tunis. L’islam est une religion transcrite en arabe, langue du Coran, même si cette religion est devenue cosmopolite. Elle est, elle aussi, « la fille de Bourguiba », elle l’a dit encore sous l’euphorie. Elle croit sans doute à la politique des étapes du Zaïm. Membre du bureau politique d’Ennahdha, les instructions vont aller très vite à Tunis, passant d’une étape à l’autre, jusqu’au  reste du pays.


Assurément, ce n’est pas la mairesse de Tunis qui a fait les textes en question pour les enseignes de commerce. Elle n’a fait que les dépoussiérer et les déterrer. Pourquoi  ici et maintenant ? Parce qu’il est opportun que la politique islamiste municipale commence par la capitale, Tunis, qui aura très probablement par la suite un effet d’entraînement sur toutes les autres communes dirigées par Ennahdha. Sans oublier que les autres maires laïcs ou indépendants peuvent encore se voir forcer la main par les partisans arabophones ou francophobes, surtout s’ils restent préoccupés par leur image. Ennahdha nous a habitués à penser de manière stratégique au même moment où les partis séculiers, grands ou petits, restent empêtrés par leurs chamailleries intestines frivoles.


On a beau dire qu’Ennahdha est devenue un « Parti civil à référent islamique » depuis son dernier Congrès de mai 2016, le « référent islamique », même obscurci, n’est autre que la fin du mouvement; et ledit « parti civil », même démocratisé, n’est autre que le moyen pratique d’y parvenir. L’islamisme municipal  reste, en effet, un procédé théocratico-pratique, qui tente de servir, pour parler en termes augustiniens la « cité de dieu » dans la « cité de la terre » ou de servir la « cité de la terre » dans la perspective de la « cité de dieu ». Les deux formules sont pour l’heure interchangeables. Les démocrates-chrétiens sont nés en Europe avec la séparation de l’Eglise du politique. Pas les islamistes-démocrates, nés dans un pays musulman ne dissociant pas le religieux du civil, ni dans les textes, ni dans les mentalités.


L’islamisme municipal tentera alors de jouer la carotte (de type Souad Abderrahim à Tunis) et le bâton (de type Laâyouni au Kram et bien d’autres à venir) en vue de faire patienter les islamistes pressés de monter au ciel et qui ont du mal à goûter au péché de la démocratie, étape pourtant nécessaire de la stratégie. On alternera le doux et le dur, l’islamisme direct et l’islamisme indirect, l’islamisme local qui servira l’islamisme total et le total qui soutiendra en retour le local.


On aura peut-être du mal à suspecter le municipal de prêcher dans l’au-delà, ni l’islamisme de se « municipaliser ». L’islamisme le fera quand même en allant jusqu’au bout des textes et dispositions, islamiques ou laïcs, en les interprétant et en les manipulant en sa faveur, qu’ils soient explicites ou ambigus. La philosophie de l’interprétation des textes est une des stratégies les plus laborieuses des islamistes. La municipalité n’est pas une exception.


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