Tunisie – L’immodération d’un Président modéré

 Tunisie – L’immodération d’un Président modéré

Le Président tunisien Béji Caïd Essebsi et son fils Hafedh Caïd Essebsi


On pensait que Béji Caïd Essebsi, homme d’expérience politique, ayant beaucoup plus de recul que la plupart des nouveaux dirigeants de la classe politique émergente d’après la révolution, était un homme modéré, prudent, lucide, sachant prendre les précautions nécessaires, qui savait faire des choix calculés et prendre des décisions mesurées.


Ce n’est pas un hasard s’il a pu être un fédérateur politique autour duquel se sont coalisés divers courants démocratiques et civils, aussitôt qu’il a jeté les bases de Nida Tounès en 2012. L’homme était modéré et réaliste, moderniste et converti à la démocratie. Son leadership s’imposait sur la scène politique faute de concurrents de premier plan.


Le destin de la Tunisie se retrouvait du coup entre ses mains pour contrer les islamistes et sauvegarder l’identité tunisienne, terriblement menacée par les wahabites d’Ennahdha. Elu Président de la République en 2014 à la faveur du vote utile, un vote somme toute centriste, motivé par la crainte des Tunisiens de se voir jetés en pâture par un éventuel pouvoir islamiste, son charisme a encore grandement joué pour donner une majorité à son parti aux législatives. Nida était à ce moment-là plus qu’un parti, il était une idée. Une idée de progrès, de modernité, un gage de démocratie, largement soutenu par la société civile, et notamment par l’électorat féministe, première cible des islamistes.


Une fois au pouvoir, Béji Caïd Essebsi a fait prévaloir la raison politique sur la passion de son électorat et de la société civile. Le réalisme et les rapports de force du moment lui ont dicté la décision de s’allier avec les islamistes, l’ennemi d’hier de son parti et de son électorat. Il ne pouvait faire autrement devant la fuite du Front populaire et d’autres partis, réfractaires à toute alliance avec les islamistes ou avec lui. On ne gouverne pas sans majorité absolue, nécessaire constitutionnellement parlant, au vote de confiance au chef de gouvernement, le sien, par le parlement. Seule l’alliance avec les islamistes pouvait lui donner cette majorité confortable lui permettant d’aller au terme de son mandat.


A la veille des élections, il répétait à qui voulait bien l’entendre qu’il se décidera d’après les résultats des élections pour toute forme d’alliance future, mais il avait déjà donné assez d’indices, dans ses discours ou dans ses actes en faveur d’une collaboration préméditée avec les islamistes (rencontre de Paris avec Ghannouchi en août 2013 notamment). Il ne voulait pas faire l’expérience inverse des islamistes : excès, intolérance, exclusion, division des Tunisiens. Il ne voulait pas non plus pratiquer l’excommunication vis-à-vis des membres de l’ancien régime, qu’il voulait machiavéliquement les avoir avec lui que contre lui. Il pouvait réussir dans cette direction parce qu’il était à la fois un homme du passé et un homme du présent. Le type de profil qui pouvait faire réussir une transition démocratique.


Le président était encore jusque-là un homme politique qui s’imposait une raison, qui maîtrisait son émotion, malgré son âge avancé. Modéré, équilibriste, tantôt homme de conviction, tantôt calculateur froid ; tantôt destourien, tantôt démocrate, tantôt concessif vis-à-vis des islamistes. Un renard qui savait feindre.


La glissade vers l’immodération politique a commencé pour le président Essebsi dès qu’il a béni l’ascension de son fils Hafedh Caïd Essebsi dans la direction de son parti Nida Tounès, quand il l’a quitté pour la présidence de la République, de crainte que son parti ne lui échappe. On le sait, en politique, le fidèle passe avant le compétent. Qui d’autre que son fils pour barrer la route aux ambitieux et aux dirigeants pressés, désireux de combler au plus tôt le vide laissé par le fondateur ? Un nouveau chef du parti, choisi en dehors de « la maison » risquait fort bien d’avoir la tutelle sur le législatif, chose qui déplaisait visiblement au fondateur. Le président a besoin de maîtriser l’ensemble de sa majorité, au parti, au parlement et à l’exécutif.


Il a toujours voulu convaincre une opinion, qui n’a jamais voulu se convaincre, que son fils était un homme libre, qui avait le droit de faire de la politique et qu’il pouvait légitimement postuler à la direction d’un parti, s’il en a le loisir et la capacité. Difficile de savoir si le père est objectif ou subjectif quant au choix de son fils. Sans doute les deux dans son esprit. Le sentiment filial est mis ici au service d’un dessein politique rationnel. Le fils doit aider le père à gouverner en sécurisant la « maison ». Mais l’opinion y voit surtout de la subjectivité capricieuse d’un père protecteur à l’égard d’un fils qui a pris goût à la politique, qui voudrait exploiter une aubaine historico-familiale et qui envisage de succéder à un père qui ne sera sans doute pas rééligible au vu de son âge. Un cadeau du ciel.


Tous les problèmes de Nida Tounès viennent sans doute de là. Les problèmes  de sa majorité parlementaire, les complications des compositions gouvernementales, les désillusions de la partitocratie, la domination du réseau Rcédiste,  l’absence de congrès constitutif du parti, les scissions successives des députés et des dirigeants fondateurs du parti qui ont fait ses beaux jours,  la déception de son électorat, l’hostilité affichée contre les deux chefs du gouvernement successifs, Habib Essid, puis Youssef Chahed, l’échec de l’élection partielle dans la circonscription d’Allemagne, l’échec du parti aux municipales de mai dernier au profit d’Ennahdha, plus discipliné et plus structuré, et des Indépendants. Sans oublier le dernier problème en date, celui du volte-face du groupe parlementaire de Nida quant au vote de confiance du nouveau ministre de l’intérieur Hichem Fourati, rejeté férocement et spectaculairement depuis quelques jours, puis soutenu quelques minutes avant le scrutin, par le même groupe, sans doute sur recommandation du président, pour ne pas subir un autre échec attendu à la veille des échéances électorales.


Ainsi au lieu de consolider son parti et son pouvoir en confiant à son fils les clés de la « patente », le Président, premier responsable de ce choix et dont rien de ce qui se fait à Nida Tounès ne lui échappe, n’a fait que l’affaiblir. Curieux choix immodéré d’un vieux routier de la politique. Le président Essebsi qui aurait pu  obtenir la majorité absolue pour son parti en 2014, a provoqué l’effritement de son parti et dilapidé son capital électoral, voire sa propre légitimité. Le père est un gagnant, le fils est un looser répétitif, cela ne se mélange pas. Le fils n’a pas l’autorité nécessaire au sein même de son parti. C’est un impolitique, qui n’agrège pas, mais dissout à satiété. De parti, Nida devient sous son égide une faction. Le président ne peut même plus réparer les dégâts. Il rappelle en désespoir de cause pour recoller les morceaux les anciens fondateurs, les démocrates du parti, dont il pensait avant comme après 2014 qu’ils ne pouvaient rien lui apporter en comparaison avec les Rcédistes. Il n’est pas sûr d’avoir leur appui, eux qui ont déjà crée des partis.


Le Président a perdu la confiance de l’électorat nidaiste, de la société civile, des femmes, de l’élite. C’est comme s’il craignait de se retrouver abandonné, sans son fils, poussé par la famille. Parler dans ses discours de la Tunisie, du salut national, de l’intérêt national, de la patrie, du respect de la Constitution ou des institutions, de démocratie, ou même de son projet du code des libertés individuelles (Colibe), n’a plus de sens. Le bateau est à la dérive. L’émotion d’un Président écrasé par son âge en fin de mandat prend le dessus sur sa raison initiale, sur sa modération. Même le populaire Youssef Chahed, censé être son successeur désigné dès le début de son parcours auprès de lui, se rebelle contre lui et son fils réunis,  se sentant abandonné par son mentor et indésirable par un fils ambitieux. Le président avait certes le profil de la transition et de la conciliation, mais le passé est en train de rattraper le présent. Lui non plus n’agrège plus, tout comme son fils. Son fils l’a tiré vers le bas. L’échec du fils retentit sur celui du père président. C’est très regrettable pour la Tunisie et pour Béji Caïd Essebsi.


Ni l’opinion, ni l’histoire ne peuvent démentir le mérite de Béji, qui a sauvé un pays à la dérive, un pays livré aux islamistes. Il a réussi une alternance démocratique, juste quelques mois après la création de son parti. Il a réhabilité l’Etat civil, ou presque. L’alliance avec les islamistes était nécessaire, même si elle était impopulaire ou incomprise. Il reste que les démocraties ne supportent pas les pratiques dynastiques, surtout que la mémoire des proches de Ben Ali et des Trabelsi était encore toute fraîche et que leurs procès sont encore ouverts. L’opinion avait du mal à admettre la théocratisation du pouvoir sous la troïka, elle a du mal aujourd’hui à digérer le « dynastisme » dans un pays qui tente encore, tant bien que mal, de récupérer une République fuyante après une Révolution.


Hatem M’rad