Tunisie – L’ère du spectateur désengagé est révolue

 Tunisie – L’ère du spectateur désengagé est révolue

Emeric Fohlen / NurPhoto / AFP


Citoyens et élites sont appelés à dénoncer le mal, à dire le vrai, à exprimer le bien public, à revêtir l’habit du « spectateur engagé » quand la démocratie est menacée, au lieu de se morfondre dans le doute ou dans une prudence inquiétante, surtout lorsque la tragédie est en train de frapper à leurs portes.


L’époque du spectateur passif, contraint au silence durant un demi-siècle d’autoritarisme, est révolue, notamment depuis la chute de la dictature. La Révolution a libéré la parole. Mais la Tunisie, continue à faire simultanément des avancées et des reculs en matière démocratique. La démocratie tunisienne n’est pas encore immunisée contre la menace de certains courants appelant à son reniement : islamisme, ancien régime, auxquels s’ajoute un populisme vulgaire. Citoyens et élites sont appelés à la méfiance. Voter librement sans contrainte est une belle avancée démocratique. Mais, dans cette nouvelle atomisation politique, il ne suffit plus pour le citoyen de déposer naïvement le bulletin dans l’urne pour prétendre enraciner les valeurs du nouveau régime démocratique et civil ou faire son « salut » libéral. Les moyens de communication modernes, internet, les réseaux sociaux lui ouvrent certes de larges perspectives d’engagement, de débat et de participation. Les réseaux sociaux réinventent quotidiennement la démocratie directe, autorisant les citoyens, par des idées, ou par des invectives, à désigner le mal, à bannir ou encourager un choix, voire à libérer leurs bas instincts, longtemps refoulés. Et les Tunisiens ne se privent pas de le faire, loin s’en faut, en cette période électorale effervescente. Même dans la confusion ou en méconnaissance de cause.


Mais, la passivité politique et morale est un vilain défaut, dans les anciennes comme dans les nouvelles démocraties, notamment lorsque la liberté de tout un peuple est en jeu. Toute démocratie doit faire sa propre expérience, même dans le balbutiement, le dénigrement ou le reniement. Beaucoup d’Allemands, d’Italiens et de Français, pourtant citoyens de pays démocratiques, ont regretté postérieurement leur passivité historique face au fascisme ; les Russes doivent avoir mauvaise conscience pour leur attitude dans la phase totalitaire stalinienne ; les Tunisiens devraient, eux aussi, se poser des questions sur leur passivité sous le régime autoritaire, pour leur adhésion inconsciente au culte de la personnalité du pouvoir. Même si la peur est aussi légitime que réelle pour toutes ces populations, qui pliaient de force, de crainte de subir le mal en retour. Un mal qui, souvent, se banalise durablement lorsqu’on n’y prend pas garde, mais qui ne devrait pas se banaliser en démocratie, qui a les moyens de se défendre contre l’indéfendable. La démocratie se confond avec la résistance et la liberté. Du chansonnier qui ironise sur les personnages politiques au philosophe qui réhabilite la pédagogie de la raison ; du poète qui fait vibrer l’émotion des foules par des ajustements de mots à l’avocat qui solennise les causes du peuple par sa grandiloquence ; du militant classique qui envahit le terrain politique au militant virtuel qui fait plier son outil électronique à l’humeur politique du jour.


Aujourd’hui, on n’est plus à l’ère du spectateur désengagé, mais à celle du « spectateur engagé ». Une attitude qui se rapproche d’ailleurs le plus du citoyen modèle, qui, d’habitude passif, devient actif quand il est sollicité, en temps de crise comme en temps de paix, pour faire les grands choix et sortir de sa réserve : combattre le mal, la corruption, le populisme, la démagogie, l’incursion de la religion en politique, l’incompétence, la mauvaise foi, ou défendre les valeurs sur lesquelles doit être fondée la démocratie. On ne vit pas encore dans une démocratie apaisée, comme en Occident. Les divers acteurs conscients de la société civile, ainsi que les élites, quels que soient leurs statuts, ont encore un rôle à jouer. Un rôle que la classe politique, majorité ou opposition, ne peut faire à leur place, et ne le fera pas. Une démocratie que certains prennent encore malheureusement, huit ans après une Révolution, pour une guerre fratricide ou pour des réminiscences autoritaires, alors qu’elle devrait être fête électorale, débat libre, pluralisme, partage de pouvoir et contrôle des gouvernants.


En tout cas, les élites conscientes sont, elles, concernées, plus que d’autres, en cette période d’agitation et de confusion des valeurs, par leur engagement. Elles ne devraient pas donner l’impression que, censées choisir mieux que d’autres, elles soient portées à choisir subsidiairement après les autres, après que le mal soit fait. L’objectivité nécessaire aux fonctions de l’élite n’est pas incompatible avec l’engagement citoyen. L’objectivité n’est pas l’impartialité, mais l’universalité. On peut être objectif et avoir un sens à sa vie privée et publique, une cause à défendre. Dans sa vie professionnelle, l’élite est encline à l’objectivité ; dans sa vie citoyenne, elle est censée être du côté des valeurs, surtout en présence de contre-valeurs alarmantes. Défendre un candidat plutôt qu’un autre, ou un courant plutôt qu’un autre n’est pas innocent. Voir le mal, le populisme, la corruption, l’incompétence, la dictature, en jouant à l’aveugle n’agrandit pas forcément celui qui sait et peut dénoncer le mal, avant qu’il ne se propage et s’immunise dans la société. L’intolérance est contagieuse, le populisme et la corruption aussi. On le voit tous les jours en Tunisie. Ils contaminent tous ceux qui s’en approchent : peuples, élites et classe politique. L’objectivité présumée n’est plus qu’un simple refuge, le refuge de l’indifférence et du confort intellectuel. A supposer que l’objectivité puisse être défalquée de toute orientation subjectiviste. On se souvient de ce que disait le philosophe Raymond Aron : « J’avais décidé d’être un « spectateur engagé ». A la fois le spectateur de l’histoire se faisant, de m’efforcer d’être aussi objectif que possible à l’égard de l’histoire qui se fait et en même temps de ne pas être totalement détaché, d’être engagé. Je voulais combiner la double attitude d’acteur et de spectateur. J’ai écrit l’Introduction à la philosophie de l’histoire pour montrer les limites dans lesquelles on peut être à la fois spectateur pur et un acteur. C’étaient « Les limites de l’objectivité historique ». Ce sous-titre ne signifiait pas que je méprisais l’objectivité, au contraire, cela signifiait que plus on veut être objectif, plus il est nécessaire de savoir de quel point de vue, de quelle position on s’exprime et on regarde le monde » (Le spectateur engagé, 1981, p.307).


Choisir entre l’islamisme, le populisme, la mafiocratie, l’ancienne dictature d’une part, et la démocratie raisonnable et modérée, dans toute sa variété, d’autre part, n’est pas un choix innocent. L’élite est appelée à le faire et à le dire, si elle a une quelconque conscience historique. Une conscience qui n’ignore pas que même les démocraties peuvent finir en tragédie.