Tunisie – L’égalité, c’est aussi une politique

 Tunisie – L’égalité, c’est aussi une politique

Manifestation à l’Avenue Habib Bourguiba


L’égalité n’est pas seulement un principe de justice ou de raison, elle nécessite aussi une action politique. C’est celle-ci qui fait celle-là, pas l’inverse. 


L’égalité, on le sait, est un principe de justice, de droit et d’équité, un principe ferme, non malléable et rectiligne sur lequel ne transigent ni la société civile démocratique et progressiste, ni les élites, ni les hommes non responsables politiquement, motivés juste par leurs convictions philosophiques, politiques et morales.


C’est le cas en Tunisie, où hommes et femmes de différentes générations, motivés par le Rapport progressiste de la Colibe, lui-même sollicité par le Président Essebsi, réclament avec insistance, outre l’approfondissement des libertés individuelles, l’égalité civile, notamment en matière d’héritage, noyau dur des réformes proposées. Réclamation dans la lignée de la révolution sociale du Code de Statut Personnel de Bourguiba, de la Révolution politique de 2011, en rapport avec la nouvelle Constitution et les valeurs démocratiques. Une égalité, toujours sous la menace, mais étroitement liée à la liberté, comme le sont maris et femmes. C’est pourquoi elles sont logiquement envisagées ensemble.


Comme nous le rappelle les inépuisables classiques, et notamment J-J Rousseau, éloquent en la matière, qui considère dans son Contrat social que: « Si l’on cherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté, et l’égalité. La liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’Etat ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle ». Il ajoute plus loin : « Cette égalité, disent-ils, est une chimère de spéculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l’abus est inévitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins le régler ? C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir » (livre II, chap.XI). Or, l’abus en matière d’héritage de type islamique, entre frères et sœurs d’un même parent, le monde arabe use et en abuse, la Tunisie du CSP aussi. Beaucoup d’hommes dits modernistes profitent aussi dans leurs familles de la manne du ciel de la règle des deux tiers. Ils ne la défendent pas, mais en profitent en toutes circonstances. La règle ne pérennise pas moins l’idée que la femme est la moitié de l’homme, que l’homme a une tutelle sur elle, comme le répètent ennuyeusement les exégètes, pour lesquels l’Immortel règne sur les Mortels. La femme n’a que ce qu’elle mérite, une portion du tout, les miettes d’un partage accaparé par le despotisme patriarcal et masculin. L’inégalité d’héritage est bien ici nuisible aussi à la liberté individuelle des femmes par rapport aux hommes. Pas d’égalité sans liberté, pas de liberté sans égalité.


Une égalité et une liberté, une garantie que les modernistes et les progressistes, femmes et hommes, voudraient bien faire éloigner le plus possible des transactions des partis, au pouvoir comme à l’opposition, et de leur politique politicienne. C’est pourquoi, le principe d’égalité en matière d’héritage est non négociable pour la société civile. Pourquoi, se demandent-ils, les islamistes s’en tiennent au maintien de la question d’héritage alors que d’autres points de droit musulman (amputation de la main pour les voleurs, flagellation, dilapidation) ont été abandonnés au profit d’une législation moderne ? Ennahdha peut-elle de manière divagatrice vouloir à la fois la démocratie constitutionnelle et la théologie conservatrice ? N’est-ce pas une politique par l’absurde alors que la politique et l’opinion sont sensibles à la clarté des principes et des politiques?


Dans la Tunisie de transition, justement, tout est négociable entre laïcs et islamistes, entre Nida et Ennahdha, entre Essebsi et Ghannouchi : intérêts et valeurs, normes et politique. Tout passe par pertes et profits, selon l’équilibre des forces et « la loi » de la stabilité politique. Comme le montre le « oui-mais » du Président Essebsi lors de son discours du 13 octobre. « Oui » pour l’égalité de principe en matière d’héritage, comme le montre son initiative même de faire examiner les questions de libertés individuelles et d’égalité par une Commission, et marquer du coup son propre héritage à lui, en tant que président ; « mais », parce que l’égalité d’héritage est aussi une politique, qui s’inscrit dans le cadre d’un partenariat gouvernemental avec Ennahdha, qui feint souvent d’être attachée à la tradition, et d’un rapport de forces certain. Le souhaitable n’est pas toujours le possible. Ennahdha semble abdiquer sur les libertés individuelles, sur certains points du Rapport touchant à la religion, mais tient à l’inégalité d’héritage. C’est l’islamisme à la carte, immuable et changeant. La Colibe a proposé un compromis qui semble voulu aussi par le Président dès le départ : égalité de principe en matière d’héritage entre les hommes et les femmes, inégalité d’exception. En somme, on donne le choix aux opposants à la réforme. A l’avenir, si le défunt n’a pas spécifié par écrit, de son vivant, devant huissier notaire, que ses biens seront partagés selon le principe de la chariâ (deux tiers/un tiers), c’est l’égalité de principe, l’égalité civile qui doit prévaloir. On est dans un Etat civil (et non Etat religieux) d’après la Constitution. Le président décide alors qu’un projet de loi sera présenté au parlement à la rentrée parlementaire pour modifier le code de statut personnel en matière d’égalité successorale et l’adapter dans ce sens, en dépit des réserves écrites (non divulguées) d’Ennahdha.


La bataille ne fait hélas que commencer, et elle ne sera pas facile. Ennahdha a le temps de préparer sa défense, et surtout de négocier des contreparties politiques et des recompositions éventuelles en vue des échéances de 2019. Elle pense de plus en plus en termes de pouvoir ou de participation au pouvoir. Elle est prête à sacrifier, elle aussi, beaucoup de choses, pour peu qu’elle arrive à les faire digérer par sa base et ses militants et à obtenir des concessions satisfaisantes de l’autre partie. La religion, la tradition, les « honoraires » des troupes mobilisées, les mosquées, le Coran, l’agressivité des salafistes seront, comme à l’accoutumé, des armes politiques redoutables face à la partie moderniste, qui a, elle, en sa faveur l’enthousiasme des femmes, la ferveur des jeunes modernistes et le soutien de la classe politique laïque et des élites.


Nida aussi est en train de négocier le retour des anciens fondateurs ou la constitution d’un nouveau front nidaiste pouvant lui permettre de retrouver une gloire perdue ou une majorité dilapidée par la faute d’un président de la République, qui a parié sur de mauvais chevaux politiques, ceux de la famille, et qui s’est sans doute trompé, comme le prouve son revirement récent pour retrouver ses « douze compagnons » d’origine. Lui aussi est préoccupé par l’héritage de son office et de son parti, tant pour négocier les nouvelles réformes sociétales que pour sauver l’avenir politique nidaiste d’après 2019 et se prémunir contre un chef de gouvernement indésirable, qui a pris goût au pouvoir, prêt à voler de ses propres ailes avec la complicité d’Ennahdha.


Par précaution, Essebsi opte pour une demi-réforme valant par elle-même un demi-immobilisme. Les modernistes attendront encore, ils ont attendu déjà plus d’un demi-siècle, même si la Révolution les a rendu manifestement impatients. Fameuse politique des étapes qu’il a hérité de son mentor. Prendre quelque chose vaut mieux que rien. Une moitié certaine vaut mieux qu’un néant total. Puis, à partir de cet acquis, négocier un meilleur statut ou une meilleure politique. Même si une demi-réforme n’épuise pas le caractère hypothétique de la démarche. Les lendemains risquent de déchanter encore. Mais, Essebsi, qui n’a plus la force politique et parlementaire requise, peut-il faire autrement, alors que, contournée par une réforme trop audacieuse en matière d’héritage, Ennahdha risque de faire bloc au parlement, refusant le passage du texte à adopter, comme elle l’a fait pour les élections des membres de l’ISIE, de la Cour constitutionnelle ou pour d’autres textes encore. Cette donne, à vrai dire, n’est pas prête à changer avant les élections de 2019, même si Nida pourrait retrouver sa majorité perdue.


L’égalité n’est pas seulement un principe de justice ou de raison, elle nécessite aussi une action politique. C’est celle-ci qui fait celle-là, pas l’inverse. Force morale et force politique doivent se retrouver. Ce n’est pas tout à fait le cas pour l’instant. Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras.