L’autoritarisme social de l’UGTT

 L’autoritarisme social de l’UGTT

Tunis


Autant on peut reprocher au gouvernement de rester en deçà du pouvoir politique qui lui est reconnu, acculé à s’autolimiter et à subir les contraintes de la transition et les nécessités du compromis, autant on est en droit d’être inquiet du sur-pouvoir manifeste vers lequel glisse lentement l’UGTT depuis quelques années, la conduisant à pratiquer ce qu’on pourra appeler « l’autoritarisme social ».


L’UGTT nous fournit en effet un nouveau type d’autoritarisme. Celui qui permet à un syndicat professionnel, revêtu du sceau national, de vouloir gouverner coûte que coûte, quasi-unilatéralement, au prétexte, ou sans le prétexte, de l’accord de Carthage auquel elle est associée ; de vouloir sortir de son rôle institutionnel de contre-pouvoir ou de groupe de pression, pour paraître aux yeux de ses syndiqués et de l’opinion, comme un plein pouvoir, s’identifiant à un grand parti ou à un chef de l’opposition, faisant plier gouvernement, parlement, partis majoritaires et société civile en vue de satisfaire sa clientèle syndicale ; de vouloir enfin être maître du jeu, du contenu de la négociation, de ne vouloir aucune autre alternative que la sienne, et de choisir même son interlocuteur ministériel, en écartant les indésirables. Ce ne sont ainsi plus les conventions collectives entre les partenaires sociaux qui délimitent le domaine d’action de l’UGTT, mais les rapports de force directs avec le pouvoir. Le social s’absorbe dans le politique, et le proclame haut et fort.


L’autoritarisme social est une praxis conduisant l’UGTT à imposer, sans titre de représentativité politique, sans légitimité autre que syndicale et professionnelle, des choix politiques, sociaux et économiques à la société entière. Une société dont de larges franges sont réfractaires à ses choix brutaux et à ses excès politiques. Les indices en sont nombreux. Les syndicats de base de l’enseignement secondaire et primaire exigent la démission du ministre de l’Education, et promettent violemment de le faire, en s’immiscant dans une compétence politique relevant du chef de gouvernement. Cette revendication de « déposer » Néji Jalloul a été habilement laissée à la fin, une fois satisfaites les revendications matérielles des enseignants. L’UGTT ne supporte pas non plus la révocation, même inopportune et précipitée, d’un ministre syndicaliste politiquement maladroit et non solidaire avec le gouvernement. La fonction publique et le service public cessent de relever de l’Etat pour devenir la chasse gardée du syndicat. Elle fait couramment du chantage sur la question des augmentations de salaires, tout en étant pleinement consciente de la réalité du trésor public. A chaque fois qu’une négociation échoue ou se trouve bloquée, l’UGTT recourt aussitôt systématiquement à la grève. La grève a cessé, durant la transition, d’être un moyen ultime tendant à se faire entendre. Elle n’est plus une liberté publique. La grève est devenue un moyen de gouvernement, un raccourci permettant de gagner du temps et de forcer la main à l’avance aux négociateurs d’en face, pour qu’ils se décident vite en faveur du partenaire social, avant d’épuiser toutes les voies préalables. Cela est d’autant plus facile pour la Centrale syndicale qu’elle a une longueur d’avance sur les négociateurs gouvernementaux et les nouveaux acteurs politiques, pour la plupart profanes en matière de tractations et de stratégies de négociation, à l’exception de quelques-uns incarnant d’autres forces politiques. N’est-on pas là dans la sphère de l’autoritarisme social ?


L’UGTT n’ignore pas qu’on lui doit le dernier souffle de la Révolution, celui qui a précipité la chute de Ben Ali. Elle est bien consciente qu’elle a joué par la suite un rôle actif dans la transition, face à l’amateurisme des partis politiques. On lui doit surtout la réussite du processus du Dialogue national qu’elle a parrainé de bout en bout. Un processus qui lui a valu le prix Nobel de la paix, remporté par le Quartet grâce au leadership de Houcine Abbassi, le secrétaire général précédent de l’UGTT, l’homme fort du Dialogue national, un homme « rahib » d’après les partis qui ont négocié avec lui. L’UGTT sait encore qu’à chaque fois où il y a eu un blocage dans la vie politique, les acteurs politiques et gouvernementaux ne manquent pas de solliciter avec empressement son intermédiation. C’est le cas encore pour l’accord de Carthage en août 2016. Elle ne s’est pas imposée à cet accord, c’est le président lui-même, Béji Caïd Essebsi, qui a tenu à l’associer, à la suite d’une lecture réaliste de la situation politique.


Si bien qu’aujourd’hui, la Centrale syndicale ne cache plus sa vocation et son ambition politiques. Elle ne veut plus se contenter du rôle de contre-pouvoir, elle veut tout le pouvoir, l’autorité. Son nouveau secrétaire général Noureddine Taboubi vient de déclarer au journal « La Presse » (5 mars 2017) : « nous ne sommes pas un parti politique, mais nous pratiquons la politique dans sa dimension sociale , et nous nous plaçons toujours à la gauche des hommes d’affaires et des entrepreneurs. Cependant nous ne sommes pas l’opposition. Nous sommes une force de proposition ». L’UGTT ne veut plus en effet incarner l’opposition, elle l’a été plusieurs fois durant la phase autoritaire. Elle aspire désormais à gouverner ou à faire gouverner à sa guise. La démocratie tunisienne ne se sera pas seulement construite par les partis, les institutions ou la société civile, elle doit se faire d’abord avec elle. C’est elle qui incarne la démocratie sociale, celle de la dignité. La démocratie sociale ne constitue-t-elle pas une part prépondérante de la démocratie politique dans le monde d’aujourd’hui? Les engagements du gouvernement, internes ou internationaux, avec les bailleurs de fonds ou les institutions internationales, n’engagent que le gouvernement et ses partis. Ses engagements, à elle, valent pour toute la Tunisie. L’UGTT est une institution historique nationale, qui a eu sa part dans la lutte de libération nationale, comme dans la Révolution de la dignité. Le pays devrait avoir une dette envers elle et ses travailleurs.


La fougue et les revirements répétés du chef du gouvernement, qui donne l’impression de trancher dans le vif pour mieux reculer par la suite, la confusion politique ambiante, l’absence de méthode et le non-respect des engagements des uns et des autres, autorisent-ils l’UGTT à vouloir gouverner et prendre les choses en main de peur qu’elles lui échappent ? Au-delà des questions du chômage, beaucoup de questions relevant d’ordinaire du gouvernement et de la classe politique, paraissent aujourd’hui inacceptables pour elle : comme l’état désastreux de la corruption, les choix de développement, les régions, l’impunité, l’éducation, la justice de transition, et qui semblent l’acculer à la pratique de l’autoritarisme social. La notion de « l’intérêt des travailleurs » a désormais une étendue impériale. Toute la politique de l’Etat doit y aller dans le sens de l’amélioration des intérêts, des droits et de la dignité des travailleurs. Des finances publiques jusqu’à la corruption et l’impunité en passant par l’Education. A la limite, seules les questions de défense, de sécurité et de diplomatie lui échappent. Et encore !


C’est peut-être aussi cela la spécificité tunisienne : l’existence d’un syndicat omniprésent et omnipotent sur la scène politique. Connu pour son inflation du moi, Bourguiba disait : « je suis trop grand pour la petite Tunisie », l’UGTT est peut-être aussi sur sa trace. Elle est trop grande pour rester cantonné au domaine social, d’autant plus que les politiques viennent souvent vers elle et qu’ils n’arrivent pas à s’entendre entre eux. Son autoritarisme social est une forme déguisée d’autoritarisme politique défiant les autorités politiques et institutionnelles. C’est une des choses que le régime parlementaire, conduit par un parti ou par une coalition, tel qu’il a été forgé par nos constituants, ne nous dit pas. Il nous dit juste que le pouvoir gouvernemental se fonde sur la majorité parlementaire, et à la limite, sur le soutien de l’opinion. Il ne nous dit pas que la volonté de la puissante Centrale syndicale, représentant officiellement environ 600 000 travailleurs, et non des millions d’électeurs coalisés, doit prévaloir sur la volonté du peuple entier.


L’UGTT croit toujours rassembler tout le monde, il lui arrive aussi de diviser tout le monde. C’est le revers de la médaille pour une force syndicale qui empiète trop sur le domaine politique et qui veut courir deux lièvres à la fois. Et pire encore, qui prend goût au pouvoir.


Hatem M'rad