L’anglais, pour ne pas se tromper d’époque

 L’anglais, pour ne pas se tromper d’époque

Philippe Lissac / Godong / Photononstop


 


Au fond, ce n’est pas un hasard si le ministre de l’Education Néji Jalloul a déclaré cette semaine que le ministère envisage d’introduire l’anglais  en tant que première langue étrangère (et donc le français perdra son statut privilégié). Cela fait partie de la nouvelle stratégie éducative. La culture de la concurrence et de l’innovation, l’adaptation à un monde qui change de plus en plus vite, la meilleure communication avec son environnement, l’ouverture vers les langues étrangères constituent déjà les orientations stratégiques et éducatives de base, telles qu’elles ressortent du « Livre Blanc », publié le 9 mai 2016 par le ministère de l’Education. Ce n’est donc pas le ministre de l’Education, comme on a trop tendance à le croire, qui le dit, c’est la commission technique qui a rédigé le projet. C’est une mission stratégique, ce n’est pas une affaire de personnes.


Il ne s’agit ni de personnaliser le débat autour de l’ambitieux ministre de l’Education Néji Jalloul, ni de penser à soi, ni de délirer dans les complicités« nahdho-ghannouchiennes ». Il s’agit d’une réforme qui ne pourra commencer à donner ses fruits que dans une vingtaine d’années pour les premières promotions. Le temps d’adaptation ne sera pas ressenti par les générations actuelles, il sera long et ponctué nécessairement de plusieurs étapes. Ce sont les prochaines générations qui seront concernées.


Le passage d’une langue à une autre n’est pas nouveau. De nombreux pays ont réussi leur transition linguistique, en passant d’une langue étrangère à une autre, et pour des raisons diverses. En Egypte, vers 1950, le Français était la langue étrangère dominante, suivi de très près par l'Anglais. Mais, en 1954-1956, avec la nationalisation du canal de Suez, l'immense majorité des étrangers européens partent, et l'Anglais devient la première langue étrangère. Au Liban, le français est la première langue étrangère d’usage : 45 % de la population libanaise est entièrement ou partiellement francophone et 55 % des Libanais ignorent totalement cette langue. Le Liban compte 30 % d’anglophones. Mais l’anglais progresse vite dans ce pays francophone. Une statistique récente de 2014 révèle que la consultation de Wiképédia se fait dans ce pays d’abord en anglais (58%), puis en arabe (27%) et enfin en français (12%). Par ailleurs, à la même date, la langue française est la 3e plus utilisée dans les posts sur facebook  avec 10 %, derrière la langue anglaise (78 %) et la langue arabe (32 %).Au Rwanda, on est passé par étapes, du français à l’anglais. Ils ont introduit l’anglais en 1994 après le génocide (ils tiennent la France pour politiquement responsable des violences de cette période), puis en 2003, l’anglais est devenu carrément la deuxième langue officielle du pays. Pour la Tunisie, la question n’est pas d’ordre politique, mais stratégique : épouser son siècle.


L’anglais  a ainsi un statut privilégié dans le monde: langue du diplomate, de l’élite scientifique, des hommes d’affaires, et de plus en plus des jeunes. Y a-t-il encore une raison pour ne pas sortir de l’isolement et du provincialisme à une époque de mondialisation où les valeurs et les intérêts se mondialisent et s’anglicisent en même temps ?


Ce qu’on constate, c’est que, pour tous les pays non anglophones de l’UE, de l’Ouest, comme la France, Belgique, Suisse, Espagne, Grèce ;et de l’Est, comme la Pologne, la Roumanie, la Tchéquie et autres, c’est l’anglais qui leur a permis de s’adapter aux exigences et aux standards de l’Union Européenne, de la démocratie et de la mondialisation. Les Russes mêmes, ainsi que leurs pays limitrophes se sont mis à l’anglais, langue des ennemis d’hier, depuis la chute du soviétisme. Sans parler de l’Asie, l’Amérique et l’Australie. La ceinture angliciste enveloppe de plus en plus le monde. La Tunisie est un petit pays, qui a toujours été un carrefour de civilisation, un pays traditionnellement commerçant, souple, méditerranéen, ouvert vers l’Occident, et allergique au Wahabisme féodal du Golfe persique et à l’orientalisme sectaire. Il lui faut toujours faire des choix de société d’ouverture pour pouvoir survivre. Le pays n’a pas les moyens de son isolement, comme peuvent l’être les pays mieux dotés en ressources et territorialement plus spacieux.


Le monde et la civilisation sont passés du latin au français, puis du français à l’anglais. C’est un fait de civilisation. Opter pour l’anglais n’est ni un acte anti-français, ni un rejet de la langue de Molière, à laquelle tout homme d’esprit ne peut rester insensible, et surtout pour nous, les francophones. On le sait, le français était la lingua franca de la diplomatie mondiale du XVIIe jusqu’au tout début du XXe siècle (au congrès de Versailles de 1919). Il serait encore hypocrite de nier l’apport civilisationnel de la France au Maghreb, tout comme ses injustices coloniales. Mais, aujourd’hui, c’est un autre monde global qui avance à grande vitesse. Qu’on le déplore ou qu’on l’accepte, c’est un fait irrésistible qui s’impose à tous. La langue anglaise est le langage de la mondialisation, et son arme. Un collègue marocain m’a dit il y a quelques années déjà : « le langage de la mondialisation exige trois choses : le clavier, internet et l’anglais ». Il n’a pas tort, car opter pour l’un de ces éléments et occulter les deux autres, c’est devenir un estropié du siècle : le nôtre.


Comme il s’agit d’un choix majeur de société, il faudrait procéder par consensus, associer étroitement le monde de l’éducation, les dirigeants politiques, partenaires sociaux, élites, associations, société civile. Opérer d’abord par étapes,  à la tunisienne, puis tenter de créer un état de fait : c’est ainsi qu’il faut procéder. Dans l’expérience tunisienne, le « Lycée pilote » (lycée d’élite scolaire) était une bonne technique pédagogique pour commencer une telle orientation. On voulait justement créer un état de fait à partir d’un échantillon, quitte à élargir par la suite. Il faudrait reprendre cette expérience qu’on a eu tort d’arrêter pour des raisons non pédagogiques et non civilisationnelles. Après qu’on ait décidé sous Bourguiba de la vocation anglaise du Lycée pilote, des discordances politiques sont apparues avec la France. Alerté en effet du projet, le ministre français de l’Education nationale de l’époque, Alain Savary, par ailleurs ami de Bourguiba, débarque à Tunis pour manifester les inquiétudes françaises. Il disait que le président Omar Bongo a fait la même chose au Gabon, et il risque d’y avoir contagion et des problèmes pour la francophonie. Bourguiba a tenu bon et n’a pas cédé. Le ministre de l’Education tunisien de l'époque n’a pas manqué de dire à Alain Savary :« vous êtes en train d’envoyer vos meilleurs élèves français aux Etats-Unis, pourquoi ne  nous serait-il pas permis d'en faire autant ? ». En plus, comme le Lycée français Carnot a été récupéré par la Tunisie pour en faire un autre lycée pilote, Bourguiba a tenu à y recevoir symboliquement le président Mitterand. Le lycée pilote d'Ariana a poursuivi l’enseignement en anglais sous Bourguiba. L’arrêt de l’expérience anglaise du lycée pilote d’Ariana a été décidé dans les années 90 sous Ben Ali, prétextant la difficulté de trouver des bourses américaines pour les bacheliers anglophones. En fait, l’influence française et le poids du commerce extérieur de la Tunisie avec la France ont joué en faveur d’un tel abandon.


Aujourd’hui, il faudrait choisir des écoles pilotes où l’enseignement pourra se faire en anglais, donner le choix aux élèves dans les concours, dans une première étape, entre le français et l’anglais. Pour les écoles primaires et collèges, commencer encore plus tôt l’enseignement de l’anglais, le renforcer tout en maintenant le statut du français dans une première étape, puis aller progressivement vers l’anglais, pour ne pas brusquer les habitudes et acquis et faciliter les recyclages et les adaptations. Augmenter progressivement les matières en anglais dès le collège. Un calendrier pour la progression des étapes devrait en principe être établi pour guider la réforme.


A l’échelle universitaire, on le sait, le système LMD est devenu un modèle quasi-mondial et aussi une contrainte mondiale. La Tunisie y a adhéré,  poussé par les instances internationales : Banque mondiale et UE. Ce système LMD a été conçu pour la mobilité des étudiants (système Erasmus dans l’UE). Cette mobilité s’appuie essentiellement sur l’enseignement anglais, puisque les étudiants doivent faire des enseignements semestriels dans des pays différents (par exemple un français peut faire un semestre au cours des trois années de licence ou des deux années de master de la même spécialité en Hongrie ou au Danemark, essentiellement en anglais). Le LMD est appliqué pour le moment artificiellement en Tunisie, sans sa logique et philosophie de base : la mobilité, favorable au rapprochement des peuples (européens) et l’échange d’étudiants.


Par ailleurs, en Tunisie, conscients de la valeur mondiale de l’anglais, les établissements supérieurs en anglais commencent à fleurir C’est le cas de l’établissement étatique « Tunisian Business School » (TBS), où on doit suivre un test de niveau en anglais à l’entrée, et de l’établissement privé « Mediterranean School Business » (MTB). Tous très prisés par les candidats bacheliers et par les parents. D’autres universités privées performantes insistent également sur l’anglais, comme « Paris-Dauphine » à Tunis ou « Esprit ». Sans compter l’engouement des jeunes, et même des hommes d’affaires, pour les établissements américain et anglais,« Amideast » et « British Council », ou tunisien comme « Bourguiba School ». L’enseignement anglais traîne en revanche encore dans les universités étatiques classiques, comme dans les années 70 (1h30 par semaine en licence comme étude de langue), sauf à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis où, cas unique, a été établi depuis plusieurs années, un master de Common Law, entièrement en anglais (avec test de niveau). Pour vivre dans leur siècle, toutes les universités tunisiennes devraient prévoir quelques cours en anglais dans les différentes spécialités pour chaque semestre (en licence et en master). L’anglais participe de la culture de compétition internationale, à tous les niveaux, qui ronronne actuellement dans la routine. Pire, le déclin linguistique des langues étrangères est trop manifeste en Tunisie, arabe compris.


Aujourd’hui, la science est en anglais, l'universel est en anglais, même dans les universités européennes francophones, qui ont, eux, vite compris la leçon. Le monde change, les Tunisiens et les Maghrébins aussi devraient changer. Même si on aime la langue de Molière, avec laquelle on s'est tous formé et qui nous émeut toujours. Ce n'est pas une question d'amour pour une langue, mais de réalisme. Prendre en considération les intérêts stratégiques de tout un peuple. Accéder au monde, sortir de sa coquille, s’adapter et surtout progresser : tel est l’enjeu d’avenir. Mais, il faut le savoir à l’avance, si la Tunisie décide d’opter pour l’anglais, comme première langue étrangère à l’avenir, il faudrait s’attendre à voir descendre à Tunis toute l’armada des dirigeants politiques et diplomates français, ainsi que leurs intermédiaires, en vue de dissuader la Tunisie de le faire. Il faudrait donc s’y préparer à l’avance.


Hatem M’rad