Point de vue- Tunisie. « Judiciarisation » de la vie politique

 Point de vue- Tunisie. « Judiciarisation » de la vie politique

Crédit photo : AFP et pexels-sora-shimazaki

On peut percevoir la judiciarisation de la vie politique de deux manières diamétralement opposées, selon la nature du système politique et les valeurs prédominantes.

La judiciarisation de la vie politique a en fait deux sens différents dont les effets sont contraires. Il y a un sens conforme à l’Etat de droit, à la démocratie, en rapport avec les garanties des citoyens contre l’arbitraire du pouvoir et de la classe politique en général. C’est celui qui permet au juge de contrôler et de sanctionner les hommes au pouvoir accusés d’abus de pouvoir, de malversation, de détournement des deniers publics, de conflits d’intérêt ou de crimes et délits : qu’ils soient présidents de la République, chefs de gouvernement, ministres, députés et ou dirigeants de l’opposition. Les hommes politiques sont certes responsables de leurs actes sur le plan politique, vis-à-vis de leur chef de gouvernement ou du président qui les a nommés ou pour le gouvernement vis-à-vis du parlement dans les régimes parlementaires. Ils sont aussi responsables de leur action vis-à-vis de l’opinion. Mais ils sont aussi responsables pénalement devant la justice des crimes et délits qu’ils commettent lorsqu’ils sont en fonction. Dans ce dernier cas, on considère d’ailleurs que la judiciarisation de la vie politique est un approfondissement de l’Etat de droit et de l’égalité devant la loi.

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Les responsables politiques comme les dirigeants de l’opposition ne sont pas immunisés contre tous les actes qu’ils commettent dans l’exercice de leurs fonctions. Il est vrai que dans les pays démocratiques, le pouvoir politique ne manque pas d’intervenir, lui aussi, sur le sort de la justice en faveur des « amis politiques » ou contre les opposants. Mais il n’ignore pas qu’il y a des limites de droit à ne pas franchir et que l’opinion, la presse, les contre-pouvoirs et l’opposition veillent au grain, outre que la dénaturation de la justice peut se retourner contre lui. On a vu aux Etats-Unis, la justice (procédure d’impeachment) mettre en cause les actes des présidents Nixon (affaire Watergate), Clinton (l’affaire du harcèlement sexuel), puis Trump (complicité de la Russie pour son élection, puis affaire de l’invasion de la coupole par ses troupes). On a vu également la justice française poursuivre le premier ministre Laurent Fabius et une de ses ministres dans l’affaire dite du « sang contaminé », puis le président Chirac pour financement électoral occulte, puis le président Sarkozy pour financement électoral en provenance de la Libye de Khadafi. On a même vu un parlement d’un Etat en voie de démocratisation comme le Brésil, destituer la présidente en exercice Dilma Roussef en 2016 pour corruption. Et on pourra multiplier les exemples relatifs à la montée des juges face aux pouvoirs politiques, notamment dans les « scandales politico-financiers ». La judiciarisation et la juridicisation de la vie politique ont rencontré un vif succès en Occident auprès de l’opinion, même si les hommes politiques ciblés par la justice ne cessent de dénoncer l’immixtion du juge dans les affaires « politiques », en accusant à leur tour les magistrats qui peuvent être inféodés à l’opposition, et en pourfendant le « pouvoir du juge ». En tout cas, l’intervention du juge en politique illustre ici une mutation positive de la démocratie et du contrôle du politique.

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Mais il y a un autre sens de la « judiciarisation » de la politique, plus grave cette fois-ci, parce que contraire au respect des droits et libertés des justiciables, ciblant des dirigeants politiques et des journalistes, et néfaste à la démocratie. C’est celui qu’on est en train d’observer en Tunisie sous Saied depuis quelques mois et qui consiste pour le président de persécuter tous ses opposants, non pas en vertu de la loi dans son sens sacré, mais au nom d’un ténébreux décret-loi 54 du 13 septembre 2022, une sorte de « loi scélérate » (Sana Ben Achour) ou « loi des suspects » relative à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication, qui a pour objet réel, la persécution des opposants politiques et la remise en cause de la liberté de la presse. Un texte aussi absurde qu’anachronique après une révolution réhabilitant la liberté en Tunisie après 3000 ans de servitude, dont l’initiative revient à un président isolé, élu mais devenu illégitime, résolu de remplir un vide par son imperium exclusif sur la scène politique.

L’histoire retiendra que la Tunisie a connu sous son « mandat » un record d’abstention dans toutes les consultations populaires qu’il a initiées. Le président tunisien s’autorise encore à promettre dans un de ses discours irrationnels et enflammés de ne remettre à la fin de son mandat la charge présidentielle qu’à des « hommes patriotes ». Entendons, les opposants et les journalistes en prison ne sont pas, eux, de véritables « patriotes ». L’homme-pouvoir a déjà désigné le type de son successeur. Une sorte de Président octroyé, dans la logique de la Constitution-Charte octroyée. Même un monarque est tenu de respecter l’ordre de succession au trône. Ne nous y trompons pas, on est toujours dans le même contexte : judiciarisation autoritaire du politique, emprisonnement des hommes politiques et d’opinion, et choix des caractéristiques du dauphin d’après la vision du zaïm en exercice. La judiciarisation de la vie politique est dans ce sens violence faite à toute une nation par la mise au ban des partis politiques, des membres de l’opposition et des hommes d’opinion.

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Pire encore, la judiciarisation de la vie politique est rendue délibérément ambiguë par un homme. Le président voudrait faire croire à l’opinion qu’il se situe au niveau du premier sens de « judiciarisation » politique, celui qui rend justice au peuple, en emprisonnant des hommes politiques corrompus, qui ont abusé de leurs rôles et qui complotent contre lui. Il croit alors faire œuvre démocratique de libérateur ou de purificateur. Ce faisant, il procède à un faux-semblant de judiciarisation politique sur la base d’une justice expéditive, sans garanties, sans formes, sans droit de défense, sans même procès, sans preuves (justice par ouï dire), en abusant des détentions préventives. Une judiciarisation politique d’exception dans un état d’exception ne correspond nullement à une judiciarisation politique dans le sens éclatant du terme, telle qu’elle est comprise dans le bréviaire politique et la réalité démocratique. La justice d’un homme seul est souvent connotée par l’opinion populaire à l’injustice. Le peuple (qui n’est ni un club de fans ni une dizaine de partisans) la perçoit comme une justice contre lui. Qui dit justice d’un homme seul, dit juges asservis, aux ordres du chef hiérarchique, qui s’y plaît à gouverner par décret. Le pouvoir fait un souhait politique ou décrète une finalité à atteindre et la justice doit obtempérer aussitôt à la volonté du prince.

A l’époque impériale romaine, la « constitution » signifiait pour les empereurs à la fois « édit » (imperium du prince), « décret » (jugement personnel de l’empereur dans l’exercice de sa justice personnelle) et « rescrit » (réponse donnée par l’empereur aux questions des particuliers et administrations). Le président tunisien les a tous cumulés. La judiciarisation de la vie politique sous Saied devient certainement une justice « constitutionnelle » dans ce sens antique du terme.

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