Tunisie – Interrogations autour d’une négociation
Il est facile de commencer une négociation sur la composition gouvernementale, il n’est pas facile de la terminer, notamment si une bonne méthode ou quelques éléments viennent à en manquer.
L’interminable négociation que poursuit le chef de gouvernement désigné, Habib Jemli, n’a pas jusqu’à présent été conclue par un « happy end », deux mois et demi après les élections législatives, et un mois et demi après sa désignation. On s’achemine vers une phase II ou plan B de gouvernement d’ « indépendants », qui doit lui-même espérer trouver un appui parlementaire. En tout cas, cette négociation, dans sa phase I, semble viciée à la base pour certaines raisons qui peuvent expliquer l’échec de ces négociations, et susciter quelques interrogations.
1) Pour ce qui concerne le chef de la négociation, Habib Jemli, le chef du gouvernement désigné par Ennahdha. Il faut dire qu’une bonne négociation est en partie tributaire du choix d’un bon chef de négociation. La réussite du Dialogue national en 2013 était favorisée par le choix d’un pilote de fait, Houcine Abbassi. Celui-ci n’était pas d’un grand niveau intellectuel, et n’avait pas de diplômes universitaires, mais c’est une forte personnalité, têtu, meneur d’hommes, qui a été désigné d’ailleurs Secrétaire général de l’UGTT, parce qu’il était d’abord un redoutable négociateur, qui connaissait ses dossiers. Et il a marqué à lui seul, le processus du Dialogue national. Or, pour l’opinion, c’est sur Habib Jemli que repose le poids de la réussite comme de l’échec de la négociation. Visiblement, si l’homme n’a pas réussi à convaincre, ce n’est pas seulement à cause de ses puissants commanditaires, mais aussi parce qu’il n’était politiquement, ni convaincant, ni « savant ». Les diplômes et le vécu politique, gouvernemental et administratif comptent tous ensemble au sommet de l’Etat. Les seules circonstances atténuantes qu’on peut lui trouver, c’est que, après 2011, Hamadi Jebali, Ali Laaârayedh, puis après 2014, Habib Essid et Youssef Chahed, étaient tous issus d’un parti disposant d’une majoritaire confortable, et faisaient leur tri sous le contrôle de Ghannouchi et de Béji Caïd Essebsi, qui leur facilitaient la tâche. Ce qui n’est pas le cas de Jemli, qui traîne, lui, le fardeau du déficit majoritaire d’Ennahdha.
2) Pour ce qui concerne les partis participants à la négociation. Cette négociation devrait objectivement, si la politique a encore un sens, impliquer les partis vainqueurs, ceux qui ont eu d’assez bons résultats aux législatives, du moins par rapports à leurs résultats antérieurs (Tayar Dimocrati, Haraket al-Chaâb), ou ceux qui ont émergé en force (Qalb Tounès, Al-Karama). En revanche, un parti qui perd le pouvoir démocratiquement, et c’est le cas de Tahya Tounès, qui a sanctionné par les électeurs, quelles que soient les raisons de ces derniers, qui n'a plus de représentativité consistante au parlement, ne devrait pas revenir aux affaires, ni lui, ni son président, Youssef Chahed, en s'associant avec ses vainqueurs. Son poids parlementaire ne peut plus peser sur l’échiquier politique, outre qu’il n'est plus utile à la nouvelle coalition gouvernementale (comme l'était par exemple Ennahdha, en deuxième position, pour Béji en 2014). Pour Tahya Tounès, rester au gouvernement, est-ce une conviction politique, un faire-valoir de la majorité ou une concession faite à Ghannouchi pour l’aider à attirer d’autres laïcs ? Cela donne malgré tout l'impression de vouloir s'incruster au pouvoir. Le maintien au gouvernement de Tahya Tounès, justifiée par l’idée d’un gouvernement d’union nationale, ne lui permettra pas de se reconstruire, tout en empêchant l’opinion d’y voir clair. Sa place naturelle se trouve désormais à l’opposition, pas au sein de la majorité. L’opposition lui permettra d’ailleurs d’engranger de nouveaux soutiens (comme l’ont fait Tayar, Mouvement du Peuple ou le PDL), de fructifier son poids et de se relancer pour le futur.
3) Pour ce qui concerne les aspects psychologiques. On le sait trop bien, la confiance est nécessaire dans toute négociation, même si une bonne dose de méfiance habite de fait des négociateurs si opposés sur le plan idéologique et culturel, comme c’est le cas. Les acteurs dans cette négociation se divisent d’une part entre laïcs et islamistes, et d’autre part entre libéraux, islamistes, centre gauche et nationalistes. Ils n’ont pas tous, à des degrés variables, la même confiance les uns par rapport aux autres. Ghannouchi et Chahed se connaissent assez bien, les autres beaucoup moins vis-à-vis d’Ennahdha et de Ghannouchi. La question qui se pose encore : Ennahdha a-t-elle jamais cherché à construire de véritables liens de confiance vis-à-vis des laïcs ? N’a-t-elle pas dilapidé le capital-confiance, et à plusieurs reprises, depuis 2011 ? Depuis 2013 (dialogue national) et 2014 (gouvernement de coalition), au moment même où elle fait une concession secondaire aux laïcs, elle est aussitôt compensée par une obstruction intransigeante dans d’autres domaines essentiels. Les islamistes récoltent maintenant les fruits de la nature de leur collaboration avec les laïcs en entretenant la méfiance de ces derniers, au moment où ils en ont le plus besoin.
De leur côté, les partis laïcs ont trop appris à se méfier d’Ennahdha depuis le début de la transition. Ils ont l’impression d’être en face d’un parti visant toujours l’au-delà plutôt que le réel, qui surfe entre le mal et le bien, entre ses partisans cachés et ses « indépendants » mis devant les projecteurs pour les bonnes causes. Bref, pour les partis laïcs, Ennahdha est un parti complotiste, obscur, étanche. Son obscurantisme nourrit l’obscurantisme du camp d’en face. Les complotistes sont une poignée d’individus obscurs et pervers qui cherchent à mettre la main sur le pays. C’est un petit groupe de gens puissants qui se mettent ensemble en secret pour planifier et accomplir une action illégale, violente, pouvant influencer le cours des événements, en l’espèce la constitution du gouvernement. La population, constitue, elle, une majorité naïve et honnête par rapport aux comploteurs, ignore le complot et se trouve instrumentalisée par ses instigateurs. C’est pourquoi, les partis et les dirigeants « lucides », « révolutionnaires », « conscients », sont portés à dénoncer ces complots et opter pour un discours volontariste, méfiant, se basant non pas sur des faits avérés ou sur l’expérience, mais sur des récits incendiaires, qui font le lien entre des événements imaginaires ou préconçus, toujours confirmés par des dérives et actions antérieures des islamistes (dans la clandestinité, au pouvoir ou dans l’opposition). Ces partis, « conscients » du complot islamiste, ont en partie raison sur le plan des faits, en partie tort, en ayant des explications toutes faites sur les équilibres à trouver ou l’issue politique. On ne cherche plus à négocier en profondeur ou à explorer les intentions réelles des autres négociateurs, mais à faire des suppositions idéologico-complotistes qui n’en finissent pas. La méfiance ne finit pas de régner.
4) Pour ce qui concerne la méthode de négociation. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette négociation semble hasardeuse. Habib Jemli a essayé de présenter une feuille de route de départ, contenant des recommandations multiples sur la nature de la négociation et des profils recherchés pour les postes à pourvoir. Elle ne contient ni politique à suivre, ni stratégie à définir, ni programme commun réel. On a parlé d’une fumeuse « ligne révolutionnaire » réclamé par les négociateurs, avides d’en découdre avec la corruption, et même par Ennahdha, en partie pour ne pas être inconvenant vis-à-vis d’un nouveau président poussé par la vague. Mais, l’échec et la prolongation des négociations ont démontré la vacuité de tous ces procédés. En fait, les partis qui se présentent à la négociation sans programme à discuter, ne peuvent avoir d’autres perspectives que le court terme. Ennahdha ne dispose pas d’une majorité confortable, lui permettant de dicter ses choix aux autres partis, et se trouve limitée par les échéances. L’essentiel est donc de combler le vide et de procéder à l’attribution des postes entre les partis concernés, pour s’assurer de sa majorité parlementaire. Le marchandage l’emporte alors sur la négociation profonde. Si bien que la négociation tourne essentiellement autour des postes à pourvoir et l’idée de partage, non sur la politique à suivre.
Pourquoi ne pas suivre une méthode utile pour la négociation du compromis gouvernemental, qui puisse mêler à la fois la politique à suivre, ses implications pratiques et la désignation des ministres ? Cela consiste pour les partis participants à la négociation, outre à s'entendre sur un programme commun de principe, à s'engager par écrit, dans le même accord, à voter toutes les lois mettant en œuvre ce programme. Une sorte de compromis programme-loi. C'est ce que font les partis qui acceptent de former une coalition gouvernementale en Allemagne. Savoir choisir une méthode peut éliminer les méfiances et les arrière-pensées. Il est vrai, il y a en Allemagne une culture du compromis politique et social, favorisée par un régime parlementaire stable et cohérent. L'engagement du vote des lois du programme, accepté par tous à l’avance, montre qu’une coalition gouvernementale est un programme ou elle ne l’est pas. Cet engagement stabilise la coalition, évite l'inconsistance des négociations, permet d'aller vite, réduit le nomadisme parlementaire et met au grand jour, en prenant l'opinion à témoin, les intentions des uns et des autres, au lieu de tourner en rond, comme le font les négociateurs et le chef de gouvernement désigné.