Instabilité gouvernementale et ministérielle
On sait que la transition tunisienne a été une machine à broyer les gouvernements, les ministres et les secrétaires d’Etat. Mais, le paradoxe du système politique tunisien, c’est que les changements de gouvernements et les remaniements ministériels de grande ampleur, comme celui qui vient d’être effectué par le chef du gouvernement Youssef Chahed, se succèdent à un rythme effréné, sans qu’il ne puisse y avoir de véritable remise en cause de la majorité politique par l’opposition, ou de rébellion de la majorité Nida-Ennahdha contre le gouvernement, comme le suppose normalement le fonctionnement d’un régime parlementaire. Sans même qu’il y ait projection d’une nouvelle politique, différente de celle qui a été mise en œuvre par le ou les gouvernements précédents, notamment depuis les élections de 2014.
Les remaniements de grande ampleur se justifient d’autant moins qu’on est toujours sur le plan politique dans le cadre de l’accord de Carthage et de la même majorité liée au gouvernement d’union nationale. On a l’impression que la dyarchie de l’Exécutif cherche moins à mettre en place une nouvelle politique ou à refaire sa majorité, qu’à répondre aux élucubrations d’une opinion versatile, troublée par une transition illogique, toujours insatisfaite par l’action gouvernementale, ou par la désignation de tel ou tel ministre, auquel on trouvera, aussitôt nommé, un défaut quasi-dirimant : ancien Rcédiste, proche d’Ennahdha, corrompu ou incompétent. Par la même occasion, cette dyarchie ne manquera pas de limiter les effets des critiques des petits partis, court-circuités sur le plan politique et parlementaire.
Un remaniement est toujours spectaculaire, surtout en phase de transition. L’Exécutif s’épuise à vouloir rattraper une révolution toujours en fuite. Le gouvernement veut frapper fort l’opinion, tout en montrant qu’il est conscient des difficultés et qu’il veut y aller de l’avant, notamment en choisissant d’autres hommes. Mais d’autres hommes pour faire toujours la même politique, faute d’en avoir une autre à opposer aux contraintes insurmontables des bailleurs de fond internationaux. Si le chef du gouvernement fait beaucoup de remaniements, c’est ou bien qu’il ne sait pas s’entourer de collaborateurs efficaces ou bien qu’il a été induit en erreur par les hommes proposés au gouvernement par les autres partis alliés et partenaires sociaux dont il aurait dû vérifier au préalable la valeur.
Les problèmes économiques et sociaux n’ont jamais cessé depuis la Révolution. A court terme, aucun gouvernement, aucun ministre n’arrivera à provoquer un tournant majeur en la matière. La corruption est toujours là, la lutte anti-corruption aussi. Le chômage, l’emploi des jeunes, la santé, l’agriculture, l’éducation, les régions posent de sérieux problèmes. Le traitement de toutes ces questions est une œuvre de longue haleine. Il est même impossible qu’on puisse y remédier en moins d’une dizaine d’années. On a beau changer 100 ministres pour faire plaisir à l’opinion ou à tel ou tel parti, pour contrecarrer Ennahdha, ces problèmes referont aussitôt surface. Même si quelques indices favorables commencent à poindre à l’horizon.
L’instabilité gouvernementale et ministérielle est généralement liée aussi à la partitocratie, et pas forcément aux difficultés politiques, économiques et sociales. L’instabilité gouvernementale et ministérielle a déjà prévalu en Italie dans les années 1970, alors que l’économie italienne était performante. De même pour la France de la IIIe et de la IVe République en France. Beaucoup d’éléments comme le régime parlementaire, le mode de scrutin, l’inculture politique, la faiblesse des médias, concordent, tous ensemble, à produire une instabilité gouvernementale et ministérielle. Pas seulement les difficultés de l’action politique ou de la situation économique.
Le dernier remaniement, tellement élargi qu’il devient comparable à un nouveau gouvernement (20 ministres et secrétaires d’Etat sur 38 en tout dont ceux qui changent de poste), s’explique alors moins par un changement fondamental de la politique de l’Etat, défini normalement d’après la Constitution par le chef du gouvernement, que par un jeu de pouvoir au sein de la majorité Nida-Ennahdha. A mi-mandat, et à l’approche des municipales, Essebsi voudrait revenir aux sources, stabiliser un gouvernement de fin de mandat, de nature à laisser de bonnes traces à la veille des législatives et présidentielles. Ennahdha voulait juste un remaniement technique de trois ministères vacants, parce qu’elle ne voulait pas qu’on touche à ses représentants au gouvernement et surtout aux hommes occupant les ministères régaliens. Béji Caïd Essebsi et Nida Tounès (ainsi que Youssef Chahed) semblaient, au contraire, vouloir profiter de l’occasion pour faire un remaniement élargi, pour justement changer les détenteurs de ces mêmes ministères régaliens, réduisant l’influence et les options des islamistes en verrouillant le système, fut-ce avec quelques Rcédistes d’expérience. Si les réformes tardent à se mettre en œuvre, si les failles dans l’inexécution de la politique apparaissent souvent au grand jour, c’est, doit-on penser, en raison des réseaux islamistes, toujours alertes et tenaces, dans l’administration, dans la justice, dans la sphère économique, dans les circuits parallèles de la contrebande ou à travers l’internationale islamiste, dans le Golfe persique et en Turquie essentiellement.
Il est vrai qu’un remaniement léger était déjà projeté depuis le début de l’été. Mais, Essebsi a donné le ton dans une interview accordée il y a quelques jours au journal « La Presse », dans laquelle il semblait pessimiste sur la conversion démocratique d’Ennahdha. Les islamistes n’adhéreront pas, à ses dires, aux exigences de l’Etat civil, explicites pourtant dans la Constitution. Il considère qu’il s’est trompé à leur sujet. Allusion est faite ici aux résistances des islamistes, ou de Ghannouchi, aux réformes favorables à l’égalité successorale et au mariage des femmes avec des non musulmans. On sent que le président voudrait avoir les coudées franches, se débarrasser d’Ennahdha, en se prononçant notamment en faveur de la réforme du régime politique tunisien, voulue d’ailleurs par tous. Un régime présidentiel aurait de meilleures chances d’appuyer les efforts de développement et de relever les défis. C’est une des raisons pour lesquelles, le président Essebsi n’a pas trop apprécié les nouvelles ambitions démesurées de son jeune protégé, Youssef Chahed, rappelé à l’ordre dans ce dernier remaniement. Il a un territoire à défendre.
Mais, le Président n’est pas dupe. Il n’ignore pas qu’il a besoin des islamistes pour gouverner dans les temps présents, que « son » gouvernement ne peut se passer du vote de confiance au parlement par une majorité absolue comprenant les députés d’Ennahdha, et qu’en politique, on ne fait pas ce qu’on veut, mais ce qu’on peut.
Mais, si l’occasion se présente de réduire l’influence des islamistes, et de marquer son territoire, comme le font les animaux (politiques), il ne faudrait pas la rater. Son fils HCE joue le jeu, il amplifie la stratégie du père, en réclamant, avant le remaniement, la part du lion pour Nida, le parti qu’il dirige, vainqueur aux législatives (et aux présidentielles). Chose faite dans le dernier remaniement.
Gouvernement « de combat », ou gouvernement « de guerre », comme l’a proclamé le chef du gouvernement, on est tenté de dire que les gouvernements et remaniements ministériels successifs de la transition ont été aussi souvent des gouvernements « de précipitation », même si les tractations prennent souvent du temps. Les gouvernements n’ont pas encore le don de durer. Les partis font encore l’apprentissage des compromis et des transactions politiques dans la composition gouvernementale. Le chef du gouvernement subit des pressions de partout : du régime politique, du président, du parti majoritaire, des islamistes, des autres partis de l’alliance, de l’UGTT, des médias, de l’opinion, des bailleurs de fond. Difficile de faire vite et bien avec tout ce monde. D’où l’instabilité ministérielle.
Hatem M'rad